dimanche 29 septembre 2019

Conte du Nord

Ce texte est une commande . Il devait illustrer un dossier de subvention pour un voyage d'études au Cap Nord,...qui n'a jamais eu lieu.
Reste cette petite histoire.. que j'aime bien.

 La Première Nuit avait duré si longtemps qu'il n'y avait personne pour s'en souvenir. Puis le soleil pointa le nez au dessus du sol, encore gris et terne de gelée, et la terre se couvrit de points verts. Le soleil continua son ascension. Les points devinrent des taches, les taches s'agrandirent en flaques, les flaques donnèrent naissance à des bois et à des prairies. 
 Au midi de ce premier jour, quand le soleil atteignit son point culminant, survint le bref règne des fleurs. Il précédait de peu la descente vers le premier soir, vers une seconde nuit. 
 Mais celle là, aurait un début,et une fin. 

 Le lendemain, puis les jours suivants, le soleil s'éleva à chaque fois un peu plus dans la voûte céleste. Les couleurs prirent d'innombrables nuances. Quand les lacs se remplirent d'eau, ils adoptèrent le bleu du ciel. C'était le signe que le monde commençait à se douter de sa propre existence. Et c'est lorsque le soleil redressa sa course au lieu d'aller se coucher après avoir effleuré l'horizon, que toutes sortes de créatures à poil, à plumes ou portant écailles se mirent à marcher partout, à faire de l'ombre par terre ou à nager entre deux eaux. Les animaux envahissaient la scène, à leur tour. Le monde était ainsi créé. 
 Les êtres vivants trouvèrent tout d'abord la terre à leur goût Elle paraissait suffisamment vaste et colorée pour y vivre tous ensemble. Comme il était temps d'apprendre comment se comporter en société, ils se regardèrent les uns les autres. Là, ils se rendirent compte que les habitants de l'univers étaient, au physique, aussi dissemblables que possible. Certains portaient des cornes, d'autres des défenses, des crinières, des ouies, des trompes, des écailles qui changeaient de couleur. Quelle pouvait bien être l'utilité de pareils accessoires? A quoi, à qui, pouvait on bien soi-même ressembler? Comment distinguer a priori un congénère d'un ennemi, une proie comestible d'un prédateur, un partenaire du sexe opposé d'une bête inutilisable? 
 C'est que, si tous les animaux avaient hérité d'un nom, il leur manquait encore cet autre attribut essentiel à la vie: un visage bien à eux. L'inaction prit alors possession des esprits désemparés par le doute; déjà, la faim, la solitude commençaient leur inéluctable travail d'érosion. Pendant que le soleil toujours éveillé faisait des vagues en plein jour, le monde vivant était malade de sa propre paix. Une paix sans espoir de guérison, faute de possibilités d'agir, dans un sens ou dans l'autre. 
 Cette tranquillité cher payée aurait pu se prolonger indéfiniment si, un jour, les ombres des uns et des autres ne s'étaient allongées sur le sol au point de se rejoindre. L'été de la création touchait à sa fin. La nuit allait de nouveau tomber, il deviendrait impossible de voir, et, de facto, de reconnaître qui que ce fût dans les ténèbres. Il fallait donc bien tenter quelque chose. 
 Alors, l'Homme se montra. Bien qu'arrivé avec retard dans son petit coin de la création, il marchait à son rythme, sans se presser. Jusqu'alors, il ne s'était pas fait plus remarquer que d'autres animaux. Lorsqu'il fit tout à fait sombre, au lieu de se coucher effrayée par le poids des étoiles, comme tout le monde, cette créature du soir alluma une sorte de soleil portatif à l'aide de cailloux et de morceaux de bois. Craintifs, les animaux n'osèrent s'en approcher. Même les plus hardis d'entre eux attendirent jusqu'au matin l'extinction du petit soleil avant d'aller aux informations. Ils pressentaient confusément que celui qui était capable de surmonter la nuit par ses propres moyens, et bien qu'il parut aussi seul et affamé qu'eux, devait avoir son idée  sur la façon de régler la crise d'identité à laquelle tous se trouvaient confrontés. 
 L'homme s'adressa à la délégation avec dans la voix un calme qu'il était lui-même loin de ressentir. En préalable à toute discussion, il s'attribua d'office l'usage exclusif du feu, refusant d'en révéler la nature, dont il ne savait d'ailleurs pratiquement rien. 
  Par contre, il ne cacha pas bien longtemps son ignorance du monde et de son fonctionnement et  il se mit donc à raconter une légende  -l'imagination, c'est bien connu, occupant immédiatement le terrain laissé vierge par le savoir-

 " Voilà ce que m'a enseigné le Soleil pendant que je suivait des yeux sa course dans le  ciel: Il vous faudra marcher longtemps vers le Nord,  en me tournant le dos, jusqu'à l'extrémité sombre du monde. Et c'est là bas , dans ce lieu inconnu,  hors de toute présence  et ou toute vie est absente,  que chacun pourra  découvrir son propre visage. 

  L'Homme fit une pause avant de reprendre son discours. 

 "Il y a, bien entendu, une condition à remplir: que les voyageurs parviennent en ce lieu avant que les jours ne raccourcissent tant qu'il finissent par se fondre dans la nuit . 
  Sinon, les malheureux  disparaitront tous  définitivement les uns pour les autres, car cette dernière nuit-là, soyez en certains,n'aura pas d'autre fin que le néant. 
  Et à ce monde et à ses habitants, tous nés du hasard, il ne sera pas donné de seconde chance." 
  Les animaux frémirent. Le discours avait fait son petit effet. L'Homme redevint concret. 

  "Le problème se pose en ces termes: êtes vous -oui ou non- tous prêts à entreprendre sans tarder le voyage, même sans savoir combien de temps il pourrait durer? Et si nous réussissons à atteindre notre but, à supporter pour toujours toutes les conséquences de la révélation? " 

 Les animaux demandèrent une nuit de réflexion. 

  Chacun l'employa dans son abri à soupeser le pour et le contre. 
  Mais le lendemain, d'un commun accord, ils décidèrent, signe des temps, qu'ils préféraient savoir la vérité. Ils se mirent donc en route de concert. Ils marchèrent de jour derrière l'Homme, et dormirent la nuit à l'écart du feu que celui-ci allumait chaque soir. A la traversée des landes, ils écrasèrent les toutes dernières fleurs. Les poissons descendirent les fleuves, les oiseaux escortant la troupe sans se permettre de prendre trop d'avance. Il fallut contourner les marais (ou bien apprendre en vitesse à nager) et, au fur et à mesure que l'on progressait, lutter contre la faim qui poussait dans les ventres.   

 Le but inconnu s'approchant, on passait, en proportion, de moins en moins longtemps à avancer, à espérer qu'à dormir et à avoir peur.  Le soleil s'abaissait dangereusement sur l'horizon, le froid agrippait de plus en plus les corps, comme si l'univers entier s'en retournait vers la nuit des indénombrables premiers jours. Un très bref matin, en qui se confondaient également un midi et un soir, on entendit une rumeur lointaine, à la manière du bruit d'un vol d'oiseaux. On se mit à marcher aussi vite que la fatigue accumulée durant le long voyage  le permettait encore. Durant les quelques minutes de clarté diurne, la limite supérieure de la courbe terrestre rognait déjà en partie le disque solaire. Bientôt, le temps allait  manquer.  

 Au détour d'une colline, dans la pénombre naissante, une haute masse translucide se détacha furtivement sur une étendue d'eau sans fond. Elle disparut presque aussitôt avec les dernières lueurs du jour. 
 Et l'Homme dit: " Voici la mer. " 

  La nuit suivante, tous restèrent éveillés. Disposerait-on d'un jour de lumière supplémentaire pour en avoir le coeur net ? Ou bien avait-on déjà rencontré la fin du monde? Tous subirent durant cette nuit passée en plein vent les attaques conjointes du gel et de l'inquiètude. L'Homme avait déjà démontré qu'ils croyait aux vertus de l'action. A minuit -il pensait, lui, que reviendrait un autre matin- il tira du foyer un brandon incandescent et mit le pas sur le mystèrieuse scène entrevue au crépuscule, dans l'espoir de suppléer par la flamme à l'absence de soleil. Et, il faut le dire aussi, de prouver définitivement sa supériorité. Il s'approcha: celà ressemblait à une montagne. Il colla son visage contre une surface gelée, et y amena au plus près le tison. Sous cet éclairage, traquées par les ombres environnantes, dansèrent des taches plus claires: des lambeaux de visage, des chairs aux contours incohérents. Tout ceci ne suffisait pas pour former un autoportrait . La paroi se mit à fondre. Dépité, l'Homme s'en retourna vers ce feu qui ne contenait pas assez de lumière.  Et il eut lui aussi son tête-à-tête avec la peur. 
  Les heures passèrent. Une vague lumière monta paresseusement du sud, sans se décider franchement à éclairer la présence massive entr'apercue la veille. Chacun, poissons y compris, retint son souffle. Enfin, un croissant de soleil ténu se hissa au dessus de l'horizon. Des rayons jaunes vinrent frapper une falaise lisse, étincelante de glace. Et là, en face d'eux, pendant àpeine quelques secondes, les animaux et l'Homme encore réunis reçurent leur propre visage. Les élans virent leurs bois, les chouettes leurs yeux noirs grands ouverts, et l'Homme son sourire un peu bête. 
  Avant que la nuit ne se referme pour l'hiver, chacun prit conscience à sa mesure de la place qui lui revenait dans la création. Le renard apercut l'appétissant lapin, l'épervier le tendre lemming, l'Homme l'excellent renne. 
  L'obscurité durerait sans doute fort longtemps, mais la faim finirait par disparaitre. Car  lorsque le soleil reviendrait, la chasse serait ouverte. 
  Le monde pourrait alors véritablement commencer.