vendredi 1 mai 2020

ARISTOTE ET LUCIEN

Exercice  de style,paru dans le Fanzine "La Fausse Bobine" dans les années 80.

    Dernier étage de l'immeuble, le soir. 

   On ne voit rien dans le couloir et la porte n'a plus de poignée. 

  Attendons que quelqu'un nous ouvre, puis installons nous, en essayant de garder notre calme. Ce n'est pas facile: les verres se remplissent et se vident selon le rituel immuable des gosiers que dessèchent le tabac et les syllogismes. 
 On discute ferme. 
 Avant de retomber dans le domaine public, chaque idée soulevée  par l'assistance  subit au passage la moulinette -supplice des critiques linguistique, subjectiviste ou rationaliste par d'ardents chevaliers arborant les armoiries correspondantes. Dûment mandatés par leurs convictions respectives, ils régatent vent arrière au beau milieu du grand parlement des déclarations péremptoires. 

 Et ils ne se font pas de cadeaux.

  Parmi eux, Lucien est de loin le concurrent le plus performant. Il a poussé jusqu'au sacerdoce cette alchimie explosive qui parvient à effectuer systématiquement la transmutation d'innocentes brises intellectuelles en cyclones idéologiques dévastateurs auxquels personne ne résiste.
  Et surtout pas moi. 
  S'il y a bien longtemps que diverses formes de confusions mentales font, sans succès, le siège de mes pensées, ses assertions à lui me laissent tout de même perplexe. 

 C'est ennuyeux: à défaut de bonne foi, je soupçonne sa compétence en matière de ces vérités universelles, dont il détient une réserve a priori sans fond. Cela ressemble à un long hit-parade de citations copieusement sensées d'où émerge périodiquement cet incontestable numéro un. Je cite. " Le vrai ( ou le réel, ou le vraisemblable, ou la réalité, ou le faux, ou le beau temps, ou la pluie, ou...) est une catégorie au sens aristotélicien du terme, et peu donc, comme toute catégorie, se discuter." 
 Fin de citation. 

 Je reste sans voix.

 Surtout que jusqu'à présent, les catégories servaient principalement à éviter que de minuscules boxeurs se fassent massacrer par des adversaires pesant deux fois et demie leur poids, ou que des ménagères pas très futées forcent de gros œufs à entrer dans de petits coquetiers. 

 Notez que Lucien - comme tout militant du grandiose qui se respecte fait sponsoriser ouvertement ses affirmations par Aristote en personne! Un monsieur aux mérites si considérables: philosophe, grec, barbu, plus ou moins copain avec Alexandre le Grand, et surtout mort depuis deux mille ans et des bananes! 
 La seule parade raisonnablement efficace consisterait à faire appel au renfort bienveillant de personnages d'importance comparable. Je pourrais en effet effectuer une savante diversion à l'aide de versets bibliques gravés dans le marbre, contre-attaquer classiquement à grandes envolées marxistes, spinosistes ou wittgensteinaises, voire invoquer la mémoire des toujours disponibles Confucius et Sacha Guitry. 
 Par tempérament, je préfère me sauver en courant, bousculant au passage des bouteilles de vin d'appellation contrôlée, quelques chips à demi écrasés, ainsi qu'un triolet de cigarettes blondes de marque espagnole. 
 Les cigarettes de Lucien. 
 Bien entendu, cette fuite, exclusivement mentale, est une véritable fiction, au contraire des échantillons de nourriture et de boisson, bien tangibles, tout comme les trois cigarettes, à ceci près qu'elles proviennent d'Italie. 
 Bon: je crois qu'il est temps d'examiner les choses plus en détail ensemble, Lucien, vous, moi, plus tous ceux que le sujet intéresse, et qui sont les bienvenus ici. 

 Dans quel type d'univers ai je une chance d'être ce fugitif imaginaire, puisque je ne bouge pas, et pourtant réel, étant donné que je suis moralement déjà parti et que mon cerveau, dixit Descartes, existe ?

  On voit alors Lucien se précipiter discrètement pour vérifier sur la table si les bouteilles tiennent toujours debout. De prime abord, il constate que tel est bien le cas, mais, le temps pour lui d'allumer une de ces fameuses cigarettes italiennes, une large tache vineuse s'étale à l'embouchure d'un Bordeaux patricien paresseusement allongé sur la nappe.

 Voilà qui devient franchement troublant.

 Doit on y voir le signe de mon passage par là, mes pensées de fuite en bandoulière, qui auraient ainsi hérité d'une bien physique légitimité ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une vengeance posthume et télékinésique de Saint Émilion, outré de constaté que le vin qui se réclame de lui n'est pas servi à la température idoine ? Ou plus prosaïquement de la maladresse d'un convive dont le nom m'échappe momentanément ? 
  ( Dites à Lucien de ne pas s'énerver, je sais qu'il n'y est pour rien.) 

 Mon dieu, élucider ce triple dilemme nous emmènerait fort loin de la question initiale, a savoir: ma fuite est elle vraie ou fausse ? Nous nous retrouverions entraînés malgré nous dans une minutieuse enquête portant sur le degré d'existence du Saint, de l'au-delà, et du Saint dans l'au-delà et, partant de là, des concepts connexes tels que Dieu, le Diable, le Libre Arbitre, le Petit Jésus, Loth avec Ses Filles, Sodome et Gomorrhe, Jéricho, Bethléem, sans oublier le Bœuf et l'Ane Gris. etc... etc... 

 Pour déterminer avec une certaine vraisemblance l'identité de l'éventuel gaspilleur de crûs classés, une incursion dans le passé tortueux des personnes présentes s'avèrerait également nécessaire.
(encore que la vraisemblance, comme l'affirment avec un si bel ensemble Lucien et Aristote...). 

 Pour peu que certains d'entre eux soient -ou aient été- croyants; ou aient passé quelques jours de vacances en Galilée... 
 Le temps est compté pour tous, y compris pour nos deux philosophant compères. 

 Autant le dire tout de suite : le soir, avant de m'endormir, je m'adonne parfois à de solitaires exercices au sujet desquels j'observe en temps ordinaire une extrême discrétion. Ma main droite, animée d'un mouvement régulier, sème de curieux motifs sombres sur une feuille de papier: j'écris par petites touches d'étranges pièces de théâtre ou des scénarios de films ambigus. ( Si vous avez pensé à quoi que ce soit d'autre, c'est que la vérité vous a trompés.) D'ailleurs, si je disposais encore de cette clairvoyance naïve qui fut la fierté de ma jeunesse, je revendiquerais ma vocation à ne fabriquer que du langage, sans souci aucun  de l'existence pratique des objets et personnages dont je me sers. 

 Je finirais alors par croire que la question du dosage exact de vrai et de faux dans ma production doit rester un sujet réservé strictement à ceux qui n'ont pas d'énigme plus intéressante  à élucider. 

 Pour mon malheur, mon esprit a trop évolué pour se contenter aujourd'hui de raisonnements aussi simplistes. 

 C'est pourquoi je m'aventure jusqu'à l'abus de pouvoir dans la représentation de réalités travesties auxquelles personne ne croit, et qui servent de paravents chinois à d'ignobles mensonges recueillant, eux, l'essentiel des suffrages, comme dans les romans de Garcia Marquez.
  Chimères outrancières et réalisme trivial donnent un exemple idéal de cohabitation réussie dans ces histoires qui relatent sans complexe aucun la vie romancée d'un acteur mal payé jouant, sans y croire lui-même, le rôle d'un écrivain mythomane, mais en apparence seulement. 
 Empêtré dans le silence coupable de la réalité, je réalise souvent que celui qui réussira à dénicher dans ce fatras le domicile exact d'une vérité partie sans laisser d'adresse gagnera par K.O. le droit de lire avec profit l'œuvre intégrale de Raymond Queneau. 
 Dans sa traduction en espéranto. 
 Mais si, tu sais. Le langage créé pour relier tous les hommes, et qu'en fait, personne ne comprend...     
 Pas même toi, cher Lucien.