mercredi 1 avril 2020

APRES LA CHUTE DES COURS


              Écrans d'ordinateurs béants. 
             Réfrigérateurs en mode veille. 
             Des contrats de location commerciale non honorés, des formulaires d'état des lieux vierges qui remplissent les armoires brûlent tout le jour  dans les poêles à sciure vomissant leur fumée par des tuyaux coudés, jaillissant en surplomb des long murs par les doubles vitrages découpés en cercles  à la pointe de diamant.
   Sur l'escalier de secours métallique, des lambeaux de tissus délavés décorent les pointes d'acier qui défendent l'accès des étages supérieurs et l’amiante rampe dans les conduits d’aération.
            Chaque soir, le démarrage des turbines dans la Centrale électrique coïncide avec l'entrée en vigueur du couvre-feu.
  Les lumières s'allument autour du réacteur pendant que  l'éclipse recouvre le reste de la ville.
  Monsieur le Maire a convié tous les Élus de la journée à savourer ce paradoxe du haut de son building. La rumeur populaire et les feuilles volantes à sa solde, lâchées du haut des gratte-ciel municipaux, se font l'écho de ces mondanités. La Salle des fêtes, toute  en hauteur, est inaccessible, hors par les escaliers de béton nu sur lesquels s'ouvrent les portes pare-feu marquées du nom de chaque nouveau  locataire.        
 Je dépose mon porte-documents sur une chaise à roulettes étrangement dépoussiérée  sous un calendrier illustré par les images de quartiers d'affaires internationaux, 
   Je viens d'arriver.
  On me salue de tous cotés.
 Jamais je n'étais monté si haut. .
 Chacun parait attendre  l'ouverture de mon porte-documents.. On m'abreuve des conversations  sur le débit de la Centrale, suffisant-mais pour combien de temps encore- pour alimenter les servitudes extrêmes des buildings construits à la hâte au bord du fleuve royal. .
            Maintenant, Monsieur le Maire parle
            Certains d'entre nous se souviennent encore: Monsieur le Maire, donnant ses réceptions du  dimanche, quand les ascenseurs se refermaient sur les bureaux aux moquettes chargés d'électricité statique,. Monsieur le Maire disant, déjà: "Cette ville m'appartient. Vous en  êtes les hôtes pendant le temps que je jugerai nécessaire."

            Tous admirent la façon dont il a survécu à la ruine de la spéculation, en lançant la mode d'habiter soi-même ses bureaux désaffectés. La croyance qu'il abrite dans son gratte-ciel les Services d'Entretien de la Centrale électrique n'est pas pour lui ôter des suffrages indispensables  lors de la prochaine réunion du Collège   Électoral.

   Malgré la nuit fraichissante, les cocktails tiédissent dans les verres , Monsieur le Maire a pour programme électoral  favori le récit de ses succès passés.
            Au sommet des deux condenseurs  à la silhouette de toupies,  la vapeur témoigne maintenant de l'arrivée de courant électrique frais provenant de la Centrale. Comme moi, les invités semblent ressentir la poussée de tension qui abreuve le réseau, fait briller les lampes, allège la souffrance pleurnicharde du tourne - disques. Un ventilateur à trois pales, recouvert de papier d'aluminium, se met à brasser l'air confiné par le blocage de la climatisation tandis qu’en bas, sur les quais les pêcheurs tentent d'attirer les silures à la flamme de leurs briquets à essence. 
 
  voilà qu'ici, on allume des cigares cubains  et la nouvelle favorite de Monsieur le Maire a placardé sur sa poitrine nue la photographie en couleurs  du grand homme, en plan américain, les bras levés en signe de victoire. Elle se colle aussi, furtivement, contre bien des convives qui ne sauraient ni la saisir, ni la repousser et ne peuvent décemment l’ignorer. Quand arrivera mon tour, que devrai-je faire  au contact de cet aimant fou  qui ne m’appartient pas?
            Dans les bureaux condamnés par la faillite météorique des embryons d’empires technologiques, on parle, lors de  chaque festivité,  des virus qui agitent notre  siècle condamné à recommencer à zéro.  
  Là-haut, chacun affecte de se sentir immunisé: dans un étrange souci de  moralité  on se doit  de boire dans des verres mis en commun, de transmettre  les agents pathogènes au hasard par les plaies des gencives, dans les boissons fermentées qui repassent de main en main. On prend plaisir à ne contaminer que les blessés et les faibles…
Ceux qui sont aujourd’hui intacts le resteront ils tous, lorsque les fêtes seront finies?
            Monsieur le Maire m'exhorte à raconter encore une fois ce que j'ai vu de situations identiques, à Londres et ses Docks reconvertis, dans les cités affairistes de l'Asie qui grattent des cieux impassibles, au pied des Twin-Towers qui ne font plus qu’une. A Sao Paulo où des essaims d’hélicoptères partiellement blindés sautent d’un Condominium à l’autre, en se faufilant souplement entre les balles traçantes surgies des favelas.  Je cite de mémoire les cités oubliées de Chaldée et de l'Akkad affamées par la lente montée du sel dans leur terre trop irriguée. Je suggère l’exode des Mayas délaissant leurs pyramides. Et j’invite chacun à se moquer  de Venise, Venise qui a chaviré dans sa lagune, sous le poids des discours amoureux, comme entraînée par  l’obésité de sa propre caricature.
            Ici au moins, on assiste fièrement au basculement de la vie entre la ville et la Centrale.   
  Dans les rues circulent des faux billets de recommandation autorisant à jouir du spectacle  et qui passent de main en main au gré du marché noir .
            On se complait dans cette projection futuriste des villes qui nous semblent  proches, Chacun devient  un voyageur. Monsieur le Maire paye fort bien pour la description que nous lui faisons des misères voisines. 
  Dans la Salle des Fêtes, les invités cherchent à se protéger à l'ombre de Monsieur le Maire, qui boit de plus en plus vite des liquides de plus en plus chers. La favorite a un verre plein dans chaque main. On s'est assis sur le toit et les premiers corbeaux montent en bandes criardes depuis la ville.
            L'électrophone tourne, le ventilateur tourne, les turbines tournent dans la Centrale  où brûlent les tonnes de  paperasse  abandonnées par la faillite universelle.
   La nuit a vieilli. Monsieur le Maire ne va pas tarder à s'écrouler sur un immense canapé italien, et c’est comme un plongeon  dans le vide,  sous les applaudissements de l'assistance.
            Un interrupteur s’ouvre, quelque part dans une des  pièces du gratte-ciel. La Centrale cesse de ronronner. En quelques secondes, des lumières se rallument sur la ville. 
   Les corbeaux venus migrer par ici se posent sur le dos des fêtards,  et picorent à même leur crane les résidus de la fête.
            Chacun est revenu pour veiller sur l'image de la ville.