mardi 23 juin 2020

STATION DEBOUT PENIBLE


La lumière du jour reste tapie à l'extérieur des murailles d'acier précontraint.
J'aurais meilleur temps de rester au lit . Mais il est l'heure de se lever, les néons s'allument d'eux-mêmes à l'apex des longs couloirs. Au petit-déjeuner, il y aura des souris, et la poste électronique est vide , alors, à quoi bon ce cérémonial au symbolisme ridicule.
Est ce vraiment le matin quand je me réveille, comme au lendemain même du génocide?
Suis-je vraiment aujourd'hui âgé d'un jour de plus dans ce temps arithmétique, addition infinie de pulsations d’une rigueur atomique, fixées une fois pour toutes. Chaque matin, je me sens comme responsable d'un crime originel, commis juste la nuit dernière.
La surface des hublots est muette, le vent de sable a interrompu sa course folle le long des méridiens,
Le temps aurait été idéal pour un week-end, j'aurais pu marcher un peu dehors, retourner inscrire mon unique trace sur la couche de loess sur laquelle, à la pause de midi, mes hommes, (et moi portant leurs paquets) nous allions dessiner les plans de châteaux de sable qui, enfin, résisteraient à la tempête.
Je fais ma toilette . Je passe un savon stérile sur mon faux épiderme.
Je n'ai pas changé d'une ride. Pour pouvoir vieillir mes traits il faudrait une imagination que je n'ai pas. Je me sèche dans le flux d'air tiède que recycle le conditionnement d'air. Comme à l'ancre dans la station souterraine, il ne m'est même pas permis de rouiller,.
Je me souviens des heures passées à essayer de rattraper la course des ordinateurs pendant qu'ils répertoriaient le rayonnement invisible des étoiles.
Je pénètre dans la salle de commande. Les écrans dévident leurs nombres. Je décide de lancer ce matin une expérience de biospectroscopie, sachant parfaitement comment exécuter cette routine. Je choisis une configuration de recherche qui privilégie la zone située aux abords immédiats du sol. Le vent de sable est tombé. Les senseurs pointent leur nez vers le ciel dégagé, puis ils élargissent leur angle de couverture. Et si, d’aventure, je découvrais quelque chose, un être animé, un sous- produit de la photosynthèse, comment réagirais-je?
Les processeurs corrèlent les données qui affluent du dehors.
Cette fois encore, ma propre présence ne sera pas détectée.
J'avale mon petit-déjeuner. Je ne dis rien. J'ai comme un certain nombre de souvenirs, mais ce sont autant d'enregistrements fidèles, comme un vin fabriqué prêt à boire sans sa lie. J'ai débranché mon modem intégré, un signal lumineux rouge m'avertit depuis la console centrale. Le système a découvert quelque chose. Sur l'écran, c'est le secteur du cimetière qui clignote, coloré en brun. Traduction: détection d’une forme de vie fossile. J'avais fait semblant d'oublier. J'enclenche le détrompeur qui, par soustraction cohérente, élimine comme faux échos les zones vivantes déja enregistrées au cours d'expériences précédentes.
Les réactions aux coups de sonde des détecteurs disparaissent. Il n'y a plus ici de vie qui vaille.
Avec le "temps", finirai- je par me sentir coupable, comme les survivants des camps de la mort, ou bien l'infinitésimale diminution d'amplitude qui frappe mes signaux neuronaux est elle déjà l'extrême limite de ce que je peux appeler un regret?
Je vais sortir et refaire le parcours fixe du matin. Dans le sas, .(encore un leurre pour ma propre pseudo- conscience ) j'enfile une combinaison respiratoire et vérifie, par routine plus que par nécessité, le niveau de mes stocks énergétiques. J'emporte à lire un dictionnaire électrorganique, que je connais par cœur, et je sors dans ce froid si bénéfique pour la pérennité de mon organisme artificiel.
Sur ma route, insensible, je salue le drapeau perpétuellement hissé dans le vide, je marche dans la lueur grave de notre étoile naine.
Sur ma route, je passe comme à tâtons devant les tombes des hommes, allongés à même la poussière..