samedi 26 septembre 2020

Mon oeil

 

              L'après-midi, dans le métro. Comme d'ordinaire, je suis monté dans la voiture de queue. Ma caméra vidéo est bien en évidence sur mon bras gauche. En manière de repérage, j'ai laissé la rame défiler devant moi. J'en ai examiné le contenu et me suis assuré des intentions réelles des voyageurs à mon égard. D’une seule main, j'ai noté précisément leurs réactions sur un morceau de papier quadrillé. Je revisionnerai les images cette nuit. La transcription de ce contexte ne sera pas de trop pour effectuer toutes les analyses et comparaisons indispensables y cherche la constance et la répétition, et pouvoir en tirer des renseignements fiables sur leur univers étranger…

 

( je filme des comédiens-malgré-eux.)

              Je ne fais aucun effort pour me dissimuler. Dès que je passe l'oeil au travers de mon viseur-témoin, les passagers se savent observés. Je vois ces cadres moyens, ils redressent la tête, s'accrochant à leur stylo plume plaqué argent, ils essayent d'improviser leur propre rôle, et ces employés aux écritures qui ouvrent leur serviette, compulsent des feuillets vierges, de retour de la Préfecture. Mais aucun d'entre eux ne maîtrise son propre personnage. Ils sont empruntés, gauches, tels des harengs surpris hors de l'eau : des acteurs professionnels, sans prétention de naturel, y seraient beaucoup plus crédibles. J'interromps un instant mon tournage., le temps de laisser passer un monsieur aux cheveux blancs qui vient s'asseoir tranquillement en face de moi. Il doit bien avoir soixante-dix ans.

( je filme des tickets froissés, des fausses notes, des chaussures qu'on écrase)

              Sur un strapontin, je cadre un gamin rigolard. Il s'assène des coups de parapluie sur le crane. Il répète "pan la tête!" "pan la tête!" sans arrêt, puis "bim boum", "bim boum". Il finit par se convertir aux "aie, aie, aie", plus sobres.  Ces  manières enfantines qui paraissent des cabotinages réglés dans les moindres détails  sont l'expression du naturel le plus spontané. Elles m'interdisent de mettre en scène des enfants. Ce soir, j'effacerai ces images, une par une.

              Seul, j'ai parcouru des kilomètres de bande magnétique. J’ai enregistré tout ce que j’ai vu  Je n'ai fraternisé avec aucun de ceux qui occupent le devant ma scène. Je crois que j’ai cherché l'endroit où je pourrai enfin vivre un jour.

( je continue de filmer. Discrètes, les portes s'ouvrent, se ferment )

              Depuis cinq minutes ,  le septuagénaire  me fait face. Il semble esquiver sans le moindre effort la fonction d'objet que lui assigne ma présence, caméra au poing : il reste rigoureusement immobile. Il craint d'offrir prise -je l’imagine- à un complot cinématographique, où sa personne servirait de détonateur à de nombreux crimes crapuleux filmés en noir et blanc. Mais ses yeux sont vides. Ils fixent le haut de ma cravate rayée. Comme pour en extraire la couleur. Serait-elle nouée de travers ? Je déteste être observé avec cette intensité. Il n'a pourtant rien à craindre de ma part. Je n'ai pas l'intention de l'embobiner. Je n'ai l'intention d'embobiner personne. Je collectionne simplement des images, sans préjuger de leur contenu. En amassant les multiples portraits du hasard, je trouverai le plan qui m'offrira d'un coup la clef de leur monde pourri d'incertitudes.

( je filme les voyageurs qui grognent, les clochards endormis, les filles coiffées d'un nœud en soie dans leurs cheveux. Des danseurs de hip-hop  verts en perdition s'écrasent dans les escaliers.  Des chiens d'aveugles égarent leurs maîtres dans les couloirs de République. )

             

( j'enchaîne les quais pris à l'enfilade, les gros plans de crânes rasés ou de nez en trompette, les files d'attente filmées à rebrousse-poil. Et ce vieil homme ?.. Non. Pas lui.  Il apparaît de temps à autre, indifférent  en bordure du champ de la caméra. Son regard ne cesse de se promener sur mes chaussures, ma ceinture de cuir. Mes genoux de pantalon sont en polyvinyle noir. Je ne saisis pas quelle signification psychanalytique il peut trouver à leur esthétique. S'il avait rendez-vous avec moi, je m'en souviendrais .    )             

  Les voyageurs s'amusent à abandonner la rame. Ils nous laissent seuls au milieu de la voiture de queue. Elle se transforme, un peu à regret, en arène de fortune. Ce vieillard aux yeux sans fond est mon adversaire. Un double motif de rides figées couvre son visage où aucune haine n'est lisible. Rien n'accrédite la thèse d'une vengeance individuelle ou collective. Il ne suggère d'aucune manière que mes acteurs involontaires, ou des membres de leur famille, se soient enfin décidés à se retourner contre moi.

              Le terminus approche. Le duel est  inévitable. Pourtant, considérer le vieil homme comme un ennemi aux intentions malveillantes serait exagéré, tant il semble peu concerné par l'issue du combat. Il est simplement là, présent.

              Les derniers passagers s'enfoncent sur le quai. Nous voilà livrés l'un à l'autre... Advienne que pourra. J'attaque le premier. Autant profiter une fois encore de l'effet de surprise.

              Je braque la caméra droit dans le regard du vieil homme. Rétine contre objectif. Ses iris tous ronds sont inertes, mais fermes. Ils narguent mon passé d'imposteur électronique., expert au maniement du cinéma à la façon d'un amour postiche. Je reste derrière mon viseur.

              Les yeux clairs ne sont même pas inquisiteurs. Qu'ils cessent de fixer cette caméra! Ils ne prêtent pas attention aux contractures qui cisaillent soudain mon visage, comme celui d'un homme ordinaire. Les habitudes qui me tiennent lieu de sang-froid, cette frénésie de capture d'images, commencent à m'échapper par ses prunelles désertes, comme aspirées par deux tunnels vides, filmé à jour.

 Refuser encore un instant de céder à l'horreur que m'inspire maintenant toute cette perpétuelle mise en scène me procure encore la satisfaction du devoir accompli. J'ai joué  aux images avec la réalité. La voilà ici, contrant mes meilleures, mes seules armes avec cet homme, avec sa présence brute, débarrassée des illusions de la volonté, de la fausse pudeur. Contre lui, contre eux, pas de cinéma qui tienne.

              Les deux regards sont rivés l'un à l'autre. La sensible faiblesse de l'instrument laisse présager pour notre lutte une issue empreinte de lassitude.

              La caméra résiste une dernière fois. Puis elle retombe, épuisée, mise en fuite. La rame stoppe, à n'importe quelle station.

Je descends à pied.

J'abandonne l'appareil de prise de vues comme s’il ne m'avais jamais appartenu.  

Je me rends.

 Je quitte l'archipel isolé des observateurs, je m'incorpore de force à mes anciennes proies du côté vivant de l'objectif.

 A mon tour, j'éprouve la peur lisible du prochain retour à une existence privée d'artifices.

  Je vais jouer mon rôle. Comme un pantin mis a nu, je vais agiter les mains, remuer la bouche, sans savoir d'avance ce que diront mes gestes et ma voix. J'aurais tant voulu regarder jusqu'au bout.

              J'espère...

              J'espère que nul ne collera son oeil au viseur d'une caméra oubliée. Je ne veux pas être filmé dans ce monde approximatif. Je le jure, il ne sera jamais le mien.