mardi 19 novembre 2019

LESSIVE

Ce récit est paru initialement dans le fanzine "Sherlock Holmes-ien" , La Lettre de Baker Street.
 Pour être apprécié, il peut demander un minimum de familiarité avec ce personnage et son univers..

  Les présages étaient on ne peut plus mauvais. 
 Une Mercedes suisse noire lui faisait Taxi depuis l'aéroport,et elle penchait dans les virages comme un corbillard baroque.
 Lui même portait une soutane gris sombre qui le serrait aux aisselles.
 Il se demandait tous les kilomètres si l'employé de l'aéroport ne l'avait pas malgré tout reconnu au passage de la douane. 

  Le chauffeur déposa le Colombien devant le porche de son hôtel.  La bâtisse située à l'écart du village, marquait le départ d'un sentier muletier qui grimpait jusqu'en haut de la montagne. Le bois de la porte principale y était rongé jusqu'à l'os par l'air des montagnes. Par sa vétusté, elle tranchait avec les autres maisons, cossues,  avec sur leurs façades de bois parfois cirées à la chaux vive comme une prospérité sûre d'elle-même, sans histoire.

  Le Colombien régla la course. Il voulut demander au chauffeur à qui on devait s'adresser pour engager au plus bas prix des domestiques. Il réalisa juste à temps qu'il ne parlait pas un traître mot d'alémanique. En faisant comprendre son problème par signes et mimiques, il obtint une réponse en un anglais approximatif, comme descendu en zigzags des sommets de la Haute-Engadine.
 L'entretien du vieux bâtiment ne serait pas une sinécure. Du point de vue de l'employeur, la législation sociale du pays était infiniment plus contraignante que dans son estancia.
  Le taxi s'éloigna, le laissant tout seul avec ses frissons. Il n'éprouvait aucune sympathie pour toute cette fraîcheur et et cet isolement, et les Alpes se dressaient autour de lui comme un cachot d'air pur et de montagnes. 
 Le Colombien poussa un soupir d'octogénaire à la seule idée de se retrouver pour une éternité coincé dans cet hôtel décati. Voilà: une  vie pour amasser dans le commerce de cette poudre blanche, qu'on consomme en lignes droites, de quoi s'offrir une belle retraite, dorée sur tranche, pourque de lointaines et puissantes alliances, opérant à l'échelle de la planète, finissent par se coaliser et envoient dans son pays des essaims d'hélicoptères et des meutes de bergers allemands... 
  Éreintées en l'espace de quelques mois, ses petites affaires! Quel malheur! Dès qu'il avait pu réunir, tenant dans une petite valise un peu d'argent convertible, un faux passeport parfaitement en règle, plus un billet d'avion Lima-Zürich en Classe Economique, il avait en catastrophe fui l'estancia et franchi en contrebande la frontière sud vers le Pérou, sous un déguisement de prêtre catholique. 

 Sa marge de manœuvre était étroite. Dès l'arrivée à l'aéroport de Zürich-Kloten, il avait commencé par changer un billet de dix dollars en zone internationale: mettre des pièces dans la première cabine téléphonique venue. Puis examiner à distance la situation financière de ses différents comptes. Les résultats l'avaient déçu. Il n'y avait plus rien, où presque, dans cette Suisse si éloignée où fructifiait, jusque là, la totalité du magot.  
 
  Il fit rapidement le tour du propriétaire. Pièces vides, abandonnées depuis des décennies. Une pointe de vieux tabac le disputait à l'odeur de moisi. Au dessus de la réception, une pancarte disait "Hôtel des Anglais" en lettres gothiques. Sa première initiative locale fut donc de la décrocher, en attendant de pouvoir un jour lui substituer un "COLUMBIA PALACE" de néons bleu, rouge et jaune, sans discrétion aucune . Les chambres du premier étage étaient encore plus vides et sombres que celles du rez-de-chaussée. Dans un craquement écaillé de peinture verte, il ouvrit tous les volets sur le spectacle déprimant d'une campagne où le temps semblait inépuisable, mais les distractions fort rares. 
  Que faire d'autre? Il n'avait trouvé dans la Confédération qu'une seule et unique banque qui, moyennant l'inévitable prélèvement d'un pourcentage usuraire, avait  tout de même passé outre les consignes financières internationales et débloqué une fraction de ses économies, tout juste suffisante pour financer l'achat d'une bicoque à moitié ruinée dans les montagnes. Au comptant, en vitesse,... et par téléphone, pour ne pas laisser de traces.

   Là-bas, sur les hauteurs, des embruns blancs figés par la distance dans l'humidité du printemps révélaient la présence d'un cascade, et ce fut comme si ce rideau liquide s'interposait telle une grâce entre lui et sa condamnation à l'ennui perpétuel. Il descendit l'escalier, sortit, toujours vêtu de son costume ecclésiastique. D'un seul bloc, il prit la direction de la montagne, les yeux fixés sur la chute d'eau. 

 A chaque pas son impulsion première se renforçait: le débit semblait de plus en plus digne des tropiques. Y-avait-il donc dans ce pays de quoi poursuivre un semblant de vie active? Le soleil, au sommet de sa forme du jour, commençait déjà à percer la couverture nuageuse lorsque l'homme atteignit le haut de la cascade. Il avait le souffle court: l'age et le manque d'habitude de la marche à pied se conjuguaient avec un décalage horaire encore très vigoureux. Il avait également faim et ses jambes flageolaient après tant d'efforts. 
 Tout en bas, la colonne d'eau s'écrasait dans une vasque inaccessible, formant un lac écumant que veillait un public rigide de sapins vert sombre. Le spectacle de la mousse blanche exercait sur le Colombien une intense fascination. Il avait soudain la sensation de se retrouver face à la réincarnation de ses années d'activité et d'abondance. Sans se souvenir s'il sait encore nager, il entra dans le courant agité par la fonte des neiges. Cette neige était de l'eau en poudre, cristalline. Il était immergé jusqu'à mi-pantalon. Par dessus les gros mots de la cataracte, le chuintement aigu d'un violon d'amateur... Il leva les yeux. Au sommet d'un rocher, à contre-jour, une silhouette encore plus imposante que le soleil l'observait,lui. Elle portait une casquette. Sans trop savoir pourquoi, il pensa: " Interpol ". Sa semelle d'appui fit une embardée dans le courant et le corps gris du Colombien s'évanouit à plat-ventre dans un hurlement d'écume. Quand il recouvra ses esprits, il était étendu sur un plancher nu et poussiéreux. Il reconnut son hôtel. Des flammes dansaient dans les ampoules d'un candélabre. Les volets étaient fermés. Il y avait deux étrangers. Ils conversaient entre eux en anglais, avec un accent et usant de tournures de phrase périmées. Leur attention était tout à la fois médicale et inquisitrice. Médecins légistes? Une seringue en verre apparut dans la main du plus âgé des deux hommes qui la remplit et la donna à son condisciple en disant : " La cocaïne de ce monsieur est prête. A vous l'honneur, Holmes. - Merci, Watson. " 
 L'aiguille s'enfonça dans l'épaule du Colombien à travers sa veste trempée, pulsant dans ses veines une fraction de son ancien gagne-pain, et la sirène physiologique annonciatrice d'un très long voyage retentit dans sa poitrine. 
  Bien plus tard, après ce qui ressemblait à un réveil, il lui sembla que les chiens du pays le traquaient en fumant du tabac brun dans des pipes sinueuses, et que les voitures de Police égarées dans la vallée serinaient des sonates sans accompagnement pour violon...   Partout flottait comme une double conscience la présence à peine métaphorique de deux limiers sans age venus plonger l'image pervertie de l'Homme dans l'immense machine à laver des chutes de Reichenbach.