mardi 13 juillet 2021

Hyéroglyphes

       Je vous l’avoue, Jeanne: je ne suis plus capable de quoi que ce soit d'autre, j'ai contracté cette habitude comme on s'immerge dans un mariage long, insidieux. Et cela dure depuis quinze ans, quinze ans que je vis dans cet appartement moderne, à deux pas de chez vous, ce rez-de-chaussée où vous n’êtes jamais venue, où je  patiente tout le jour au milieu des mêmes papiers peints neufs, de la même absence de meubles et de superflu. J'y ai mis un peu d'argent de côté, mais j'ai perdu la force d'acheter.

                Et puis Jeanne, il y a ces nuits, avec  leur rythme irrégulier, le lundi ou le vendredi, parfois le jeudi, jamais le mardi ni le dimanche.  Je me conforme encore à d'anciens emplois du temps, maintenant sans objet, mais auxquels l'usage à fait prendre force de loi, et  je marche jusque chez vous, la peur au ventre. Il est près de huit heures du soir. J'ai épuisé les intempéries, l'heure tardive, la banale politesse: tous les prétextes pour faire demi-tour.

                J'hésite une dernière fois avant de sonner et de répondre "C'est moi. " à votre voix qui passe par l'interphone. La serrure électronique s'ouvre dans un déclenchement d'insecte. Pousser la porte, allumer l'éclairage dans le couloir sombre. La dernière porte, celle de l'appartement, est toujours déverrouillée et entr'ouverte. Je suis à l'intérieur. Chez vous. Appuyée contre le chambranle qui sépare la cuisine et le salon, vous regardez tout droit devant vous, comme si vous redoutiez l'apparition de droite ou de gauche d’une menace aux limites de votre champ de vision. Votre  univers visuel semble dépendre uniquement  de ce que le hasard y met.  Ainsi, Jeanne, vous vous  apercevez parfois de ma présence.

                Je m'approche de vous, l’esprit encombré par  quinze années d'interprétations contradictoires de notre quotidien. Aucune certitude n'est jamais venue les confirmer, ni les démentir. Vous m'attendez ? Vous ne m’attendez pas ?  Vous avez trop attendu ?  Vos pieds sont  nus. Bras croisés, vous baissez la tête et allez vous asseoir à reculons sur une extrémité du canapé. Habillé de mon vieil anorak, je vous y  rejoins, mais à l'autre bout.

                Commencent alors nos petites heures à nous, passées à regarder n'importe quel passant par la fenêtre ou n'importe quel programme sur l'écran de la télévision. Il s'en faut de peu que nous nous taisions totalement. Si vous poussez un petit cri de dégoût, c'est que j'ai écrasé entre mes doigts un moustique attiré par l'éclat de l'ampoule nue qui pend depuis le plafond. Vous, vous préférez les massacrer du plus loin possible à l'aide d'une bombe aérosol spéciale que vous avez  achetée sans moi. Il se peut aussi que nous nous mettions à table, quand vous n’avez pas encore diné et que j'ai osé prévenir de mon arrivée. Depuis que nous nous connaissons, je n'ai jamais eu vraiment faim. Et sur la table basse, jamais une goutte d’alcool

                Minuit moins le quart. Le repas est fini.  Vous vous  levez. C'est l'heure d'aller se coucher. Je vous laisse vous déshabiller seule et j'attends  que vous vous endormiez pour de bon.

                Alors, de ma propre main, toutes les lumières s'éteignent et j'entre dans votre chambre. Je ne visite cette pièce que dans l'obscurité, de telle sorte que j'en ignorerais les véritables dimensions si je n'étais maintes fois entré en collision avec les murs. Je m'assois d'une jambe sur le lit. Puis je rabats les couvertures. Vous respirez, couchée sur le ventre. J'éprouve les plus grandes difficultés à déboutonner votre épaisse chemise de nuit couleur magenta. L'un après l'autre, toujours endormis, vos bras glissent par ma faute hors du lourd tissu synthétique. Maintenant, vous voici nue de la nuque au talon. Dans le noir absolu de la chambre, la chaleur de votre dos brille comme une peau blanche.

                Je sors mes outils. Je les apporte chaque soir dans une longue pochette de cuir jaune. Mes outils: un bistouri aiguisé, un mini couteau de cuisine, une aiguille inoxydable, une lame de rasoir, un poinçon.

                Je commence. A l'autre extrémité de mes instruments, au plus près, aveugle, j'écris sur vous. Sans vous réveiller, avec de légères plaies, de timides écorchures, je déverse sur votre dos et vos jambes vivantes des lettres rouges de faible profondeur sous lesquelles votre corps se déroule comme un cahier tout neuf. En perles de braille liquide, je vous parle, Jeanne..

                Cette fois aussi, je dirai tout: mes récits incomplets comme cette vie d'écriture et de faux contacts, mes histoires sans queue ni tête que vous  détestez, des portraits ironiques de nous-mêmes en pleine conversation épineuse à propos de motifs pour papiers peints. Laissant libre cours à ma sincérité, je décris aussi ce que je vois, face à une maison ancienne, un rocher pointu surmonté d'une mouette blanche, une jolie femme aux yeux décalés comme ceux d'un Picasso, ou vos oreilles à vous.

                Puis j'ai parlé tout mon saoul. Je nettoie avec soin mes outils. Coton hydrophile et alcool à quatre-vingt-dix degrés. J’aiguiserai mon attirail plus tard, en rentrant chez moi, un peu comme on taille ses crayons pour une prochaine nuit de dessin.

                Logés  dans la doublure de mon anorak, j'ai sept flacons qui renferment des onguents de ma composition. Veillant à ce que mes doigts n'entrent pas en contact avec votre peau, je les étends sur vous  dans l'ordre décroissant des couleurs, l’un après l’autre. Voilà.  Je vous soigne, je vous apaise depuis la racine des cheveux, plus bas à gauche, puis vers la droite, le bras tendu en travers du corps, jusqu'à la plante des pieds. Pour que vous soyez intacte à votre réveil, j'efface toute trace de mon monologue.

                J'ignore si vos terminaisons nerveuses gardent à leur manière la mémoire de mes messages sans paroles, ni si  l’existence de ce dialogue parallèle est la cause même de votre silence. Cette manière obligée de converser vous suffit peut-être... Cette nuit,  il se fait très tard: quinze années de dialogues platoniques ont muré, un par un, les interstices par où la volonté de savoir, enfin, aurait pu glisser son œil.

                En plein minuit, les lumières restent éteintes quand, silencieusement, sans verrouiller votre porte, je me sauve.

              Inaccessible à la fatigue, je me sens comme reposé par un sommeil aussi  épais, qu'un songe. S'il ne fallait justifier par mon réveil l'existence du prochain matin, je n'irais pas dormir.

                Voilà tout ce dont je suis capable à présent, Jeanne.