mercredi 29 janvier 2020

Manifeste



Des pigeons sont passés en vol serré au dessus du fouillis de drapeaux et de banderoles aux couleurs parfois divergentes qui claquent . 
Avec ce petit vent, on dirait le sud …

Demain,c'est sûr çà va discuter dans le désordre et on ne sera plus d’accord . 
Mais ce matin, les grands et les petites, les gros et les maigres , les vieux et les jeunes, les végétariens et les bouffeurs de merguez, on bat le pavé presque neuf qu’on dirait presque posé juste pour çà.

Pas besoin de cris. 
Pas besoin de paroles. 
On n'a pas besoin d'être très intelligents. 
On n'a même pas besoin d'être très courageux. 
On est là pour faire nombre . 
On est là pour faire poids .
Et pour aujourd’hui, çà sera juste l'essentiel .

dimanche 19 janvier 2020

L'AUTOMOBILE

   L'entrepot de la Wood Trade était désaffecté depuis la Grande Dépression, et  régnait en maitre sur tous les petits batiments orientés nord-sud entre le quai 17 et l'usine à coke. Ses murs aux cent cinquantes rangées de briques, qui avaient abrité autrefois les chargements de bois africains fraichement débarqués des grumiers, logaient maintenant bon gré mal gré les descendants de multiples générations de rats des villes et de chiens errants qui s'étaient égarés par là en suivant l'unique voie d'accès: l'interminable impasse qui commencait derrière l'ancienne capitainerie. C'était une rue assez large pour y laisser se croiser deux camions gavés de planches et de billots, mais pavées de cubes irréguliers taillés dans un granit étranger extrait des montagnes de l'ouest.
    Sous       l'éclairage               poussièreux                d'ampoules électriques noires de saleté, un homme titubait lentement, ruminant au gré de ses zig-zags les avenants de la discussion qui venait de s'achever chez Angelucci's. En admettant que des conversations de bistrots bien arrosées puissent jamais avoir une fin.  
 Wyatt Fenwick ne distinguait que les hauts murs de briques qui enfermaient la chaussée, il devinait à grand-peine les pavés cabossés, et sa démarche mal assurée de vieillard assommé par la bière ajoutée au gin ajoutée au whisky trébuchait fréquemment contre les inégalités du sol. A chaque occasion, il grognait le même juron usé par l'habitude, et dans sa voix, les mots roulaient,  tanguaient comme des chariots de chêne que l'on aurait lancés au grand trot sur les pavés de l'impasse. Avec un rapide mouvement de la main droite, le seul geste assuré qu'il pût encore effectuer, il tendait le poing contre le sol, menacant de dépaver celui-ci pierre après pierre, même au prix des quelques années qui lui restaient encore à vivre. Des ombres se déplacaient sur les murs ou sur la chaussée, devant lui, ou sur les côtés, ou peut-être bien derrière. Sa propre silhouette tournait autour de lui, portée par la lueur des ampoules encrassées et des tourbillons alcoolisés qui noyaient ses esprits.
Son pardessus de cuir éraillé, devenu bien trop grand pour lui, tombait de l'épaule jusqu'à mi-bras dès qu'il pressait un tantinet le pas. Il s'arrêtait alors quelques instants, et, tout en remontant son col, explorait plus avant l'état de la rue, avant de se hasarder à continuer son chemin. De loin, il paraissait avoir perdu bras et jambes et n'avancer que par le miracle de l'alcool, ou par la simple magie qui hantait les docks, tel un fantôme cahotant enfoncé dans son suaire de cuir surdimensionné. Au pays, le grand-père Gareth aurait raconté que c'était la meilleure façon pour un homme de s'éteindre, doucement, en perdant jour après jour un morceau de chair à l'intérieur de ses vêtements. La-bas, peut-être... Mais ici, dans ce port d'un autre continent, le long des murs noircis sous le ciel privé d'étoiles par la faute des lampes à fil à la lueur terne, trop faibles pour songer à les remplacer complètement.  

   Dans le crane de Wyatt Fenwick, au lieu de gnomes, de sorcières ou de chevaliers en retard d'une quête, passaient des images confuses de sa soirée: bouteilles, visages rougeauds et casquettes de travers, sans oublier les personnages mi ombres mi corps qui semblaient par moments le suivre ou s'amuser à le narguer depuis le sommet des murs. S'agissait il de personnes réelles, présentes ou passées, ou bien de créations issues d'un cerveau habitué à ressasser des idées à peine formulées, comme du minerai non raffiné ? Le vieil homme avait trop bu pour croire quoi que ce fût. Un grand corbeau de nuit, bancal et famélique, voilà ce qu'était Wyatt Fenwick.

       Lorsqu'il entendit derrière lui, tout au bout de l'impasse, le bruit d'un moteur, Wyatt Fenwick comprit immédiatement que quelqu'un venait lui chercher querelle. Il tenta de rassembler dans sa mémoire ce qu'il avait pu dire, ou seulement laisser croire, au cours de la soirée. Il dût convenir qu'il y avait effectivement eu de quoi alimenter une de ces rancunes tenaces dont l'origine incertaine tenait à de désobligeantes comparaisons mettant en cause des femmes ou des poteaux télégraphiques. Même l'éclairage, en lieu et place de réverbères, provenait de ces bon dieu de lampes perchées à mi-hauteur des murs, selon l'habitude du pays. Ah vraiment, le coup était bien monté, on avait exploité toutes les ressources qu'offrait le terrain. Au fond des volutes de son inquiétude, Wyatt Fenwick sentit percer cette certitude: on voulait qu'il se retourne, affolé, et qu'il regarde le danger s'approcher face à face, les yeux dans les yeux.. Eh bien d'accord, se dit il, qu'il en soit ainsi. Puisque celà ne servirait à rien, il ne résisterait pas. Mais, pendant le temps dont il avait encore la jouissance avant d'être happé par l'automobile, il décida de tenter de l'identifier à l'aide de son oreille valide. La connaissance de ses bourreaux pouvait rendre la situation plus supportable. Il s'agissait au surplus d'une dernière volonté bien légitime.
Bien qu'à moitié sourd, et de surcroit émèché, Wyatt Fenwick conservait une manière de sixième sens en réserve, une oreille absolue en matière de mécanique, comme d'autres lorsqu'il est question de musique. Et ce bruit de moteur, il l'entendait parfaitement.
 A cette distance, les cylindres grondaient trop clairement au dessus du cliquetis régulier et violent des culbuteurs pour annoncer la venue d'une de ces guimbardes rétives qui s'essoufflaient à travers les allées du port, comme la vieille Dodge de Matt Slemen,avec ses taches de rouille mises à nu par la pluie et le sel. Non, il fallait plutôt chercher du côté des nouvelles Chevrolet achetées la semaine dernière par Moriarty, des engins massifs, rapides à qui leurs huit cylindres en V donnaient la puissance qu'il avait connue aux poneys roux du New Forest.
   Mais c'est qu'on n'avait rien négligé pour effrayer le bonhomme! Lancer une Chevrolet flambant neuve de deux cent cinquante chevaux sur une impasse pavée et mal éclairée dans la seule idée de faire une macabre plaisanterie à un vieil ivrogne comme tant d'autres, quel honneur inespéré!

A cet instant, sa curiosité faillit l'emporter, il fut sur le point de se retourner, de regarder, d'en finir avec cette peur d'autant plus délicieuse qu'il avait été sevré d'émotions fortes depuis des années. Mais, encore distant d'une dizaine de mètres, l'engin approchait plein phares et il n'aurait pu qu'esquisser un pas de danse dans le faisceau jaune, ébloui par la lumière. Une poignée de secondes lui restaient pour deviner l'origine de la sonorité sourde et ronde qui s'élevait de l'échappement. Il distinguait nettement le sifflement de la transmission et pouvait imaginer le capot vorace, agressif, les flancs élargis, le pare-brise fuyant, et jusqu'à l'arrière incliné, légèrement incurvé vers le haut, qui prolongeait la ligne noire de la carosserie encore brillante de laque. Un sacré engin, assurément.
    Le vieil homme esquissa un demi-tour avec tout ce qu'il put rassembler de grâce. Ainsi, eût égard aux circonstances, l'expérience en deviendrait encore plus exhaltante et sa mort imminente serait peut-être un jour un exemple de noblesse pour tous. Tournant sur lui même, bras dressés vers le zénith comme pour prendre son élan vers le ciel, il eut cette joie ultime de finir droit sur ses jambes mangées de souffrance, le pardessus impeccablement drapé et le regard fort et direct, face à ses bourreaux.
Il termina son demi-tour. Déjà, il sentait le pare-chocs briser ses genoux et son crane heurter la chaleur sourde du capot sous lequel fulminaient les huit cylindres. 
Il eut le temps d'accomplir un tour complet, puis, pris dans son élan, un second. De puissante Chevrolet, il n'y avait point, pas plus que de Cadillac grand luxe, de Studebaker ou de simple Oldsmobile. Rien de rien.
Wyatt Fenwick se mit à douter de ses six sens, puis de sa santé mentale, et, pour finir, de son existence même.
Mais qui allait bien pouvoir écouter son histoire le lendemain ?