lundi 30 décembre 2019

JUSQU'A LA LIE

 Les rideaux s’agitèrent devant la fenêtre ouverte et le vent chaud entra en rafale dans la pièce .
 Son peignoir humide se souleva par endroits comme des cloques sur la peau et elle eut une sensation de froid. Elle se retrouva un verre à la main, la gorge sèche et enfièvrée dans la pièce envahie par les vapeurs d’alcool.

 Elle était seule, mais elle eut l’impression que quelqu’un remplissait à nouveau le verre et des bulles au regard transparent d’un bleu très clair montèrent le long des parois et troublèrent sa vision.

  Elle bût une fois, et la gorgée suivante ramena des visages vaguement familiers- des femmes, quelques hommes-  qui dansèrent dans sa tête comme pour la narguer.

 Elle bût à nouveau comme pour essayer de  noyer ces visages, mais au lieu de cela, l’un d’entre eux s’imposa pourtant sur elle  un regard profond et vaguement méprisant. Puis s’y greffa un corps léger et fin, qui se tenait raide devant elle, comme pour ne pas se livrer.
 La gorgée suivante fit s’élever ce corps devant un mur sans fin, rugueux comme un miroir aveugle,  dont le sommet se perdait dans des nuages de vapeur ou de tabac.
  La vision disparut là –haut dans un grand sourire solaire, en se glissant doucement entre les nuées sans les déplacer.
 Avec la dernière gorgée, son corps s’effondra et versa en arrière sur le plaid qui recouvrait le sofa.

Alors elle entendit dans un grand vacarme les bulles éclater à la surface du liquide au fond du verre vide.

samedi 14 décembre 2019

Une humeur égale

 Une histoire  parue dans le magazine policier "Nouvelles Nuits" il y a quelques décennies,  juste après un texte de -excusez du peu- Jean-Bernard Pouy,  et illustrée par Michel Jans .Le texte a été un peu remanié depuis, mais  c'est la version de l'époque , avec ses défauts, que vous avez là.


Six cartouches plein les poches, Fédor revenait du centre ville. Sur son chemin, il croisa les seuls tramways jaunes de la ligne de Ceinture, rentrant

vides au dépôt, et, passant devant la loge de la con­cierge, que son occupante avait déserté quatre mois auparavant dans un dernier sursaut de lucidité, il jeta tout de même un coup d'oeil machinal.

Il était pressé et monta un peu plus rapidement que coutume dans son deux pièces. L'ampoule nue s'alluma dans la cuisine bleue pâle. Il ouvrit le tiroir de la table et en tira un objet qui n'aurait pas dû s'y trouver : un revolver six coups presque neuf, de marque étrangère, qu'il avait récupéré autrefois dans le sillage d'une armée en retraite. Il retourna plusieurs fois dans ses mains cette arme inconnue qu'il n'avait encore jamais utilisée. Mal­gré son ignorance en matière d'armurerie, il en connais­sait le calibre — 45 — car c'était écrit dessus. Il posa les cartouches sur la table et regarda les six bijoux de cuivre secs et denses jouer avec la lumière électrique. Banco.
... je vais cette fois rectifier le tir...

Faire bonne figure au chargement de l'arme se révéla plus malaisé que prévu : il dû s'y reprendre à deux fois au moment de glisser les cartouches dans le barillet. Il lui fallait au moins se délier les doigts de la main s'il ne voulait pas pousser l'amateurisme jusqu'à risquer de rater sa cible. Il passa dans la pièce voisine et en ramena le seul objet de valeur qu'il possédât en dehors de son arme : une trompette. Il s'empara au passage d'un des bols métallique du nécessaire de camping qui lui tenait lieu de vaisselle. Il s'humecta les lèvres et commença à improviser. Les pistons s'enfoncèrent avec vitalité dans le corps de l'instrument. Sur les thèmes classiques d'« Alabama Song » ou de « Stormy Monday » il poussa tout ce qu'il pu de breaks assassins.

Fédor était l'unique locataire du petit immeuble oublié à l'écart du faubourg, rue du 12 mars d'on ne sait quelle année. Un locataire qui avait d'ailleurs perdu l'habitude de payer des loyers que ni quittance ni huis sier ne venait plus exiger depuis bien longtemps, main­tenant ainsi sa situation financière à son niveau habituel de fond de bouteille, ce que sa seule retraite de chemi­not cantonné au service des manoeuvres n'aurait pas permis.

Il aboya un « Tuxedo Junction » adressé à son abs­cence de voisins. Si la trompette bouchée donnait sa pleine mesure dans ses vieilles mains de soliste, le man­que d'applaudissements du public n'avait été qu'une mince affaire d'habitude, le révolver serait encore dans le tiroir, vide.

... je l'ai repéré un soir comme celui-ci...

Quand le morceau fut terminé, il reposa l'instrument sur la table et fit jouer les articulations de ses doigts. Fini pour les exercices. Fédor reprit le revolver. Il était pres­que prêt, mais, avant de se mettre en route, il chercha la nuit à travers les vitres de la cuisine, si opaques que même pendant la journée, l'obscurité semblait y faire une sieste. Il ouvrit les fenêtres. Comme un berceau d'ivoire ciré, le dernier quartier de lune éclairait une arrière-cour qui lui sembla bien moins sordide que les autres soirs maintenant qu'il portait une arme à la main. Parfait : la nuit était effectivement tombée. Les contem­plations seraient pour une autre fois. Il referma les fenê­tres et endossa un imperméable. Le revolver disparut dans sa poche et Fédor descendit les trois étages en direction de la rue.

Quatre cent mètres et aucun réverbère ne séparait son domicile de l'avenue qui, vers la gauche, menait à la ville. C'était à cet endroit que se terminait chaque soir ses promenades d'après-dîner. Quelques minutes de sta­tion à guetter un signe des rares amis qui demeuraient autrefois le long de cette même artère, plus à l'intérieur de la cité. Quand il devinait l'appel de l'un d'eux au loin, il le rejoignait pour passer la soirée à boire ferme. Cer­tains ayant jugé bon de luiprêter une trompette, il lui était arrivé d'en jouer pour leur compagnie. Ces der­niers temps, rien n'apparaissait plus et il rentrait se cou­cher de bonne heure pour s'endormir avec une immense facilité.

... au coin de l'avenue, j'attendais en vain un signe de mes amis...

Parvenu au croisement, Fédor tourna immédiatem­ment à droite, de sorte que si quelqu'un lui avait fait signe, il n'aurait pas pris la peine de le voir. Il marcha, tournant le dos à la ville, puis emprunta une rue trans­versale. Grace à l'étude préalable de son itinéraire sur le plan imprimé au verso du carton publicitaire qu'un

démarcheur étrangement zélé était allé poster jusque chez lui, il savait qu'il ne pouvait plus se perdre : main­tenant, c'était tout droit.

... je m'étais reconnu immédiatement...

Très occupé à éviter les déchets qui trairaient par terre çà et là, il vit trop tard la femme adossée à un mur. La température nocturne était tombée jusqu'au givre, mais elle ne portait qu'un gilet de toile et une jupe ser­rée sans un centimètre de jeu superflu. La couleur vio­lette de ses chaussures de daim ne lui allait pas du tout. Fédor passa à sa hauteur, et ne lui découvrit un air de prostituée que lorsqu'elle le hêla.

— Vingt billets pour une petite scéance ordinaire, debout. Ça irait ?

Il fit d'abord mine de ne pas avoir entendu. Puis, à la réflexion, puisque la fille ne figurait pas sur son plan, la logique personnelle de Fédor lui dicta que cette pré­sence imprévue était forcément destinée à le prévenir. Savoir de quoi pouvait s'avérer utile. Elle lui passa la main sur le ventre. Qui sait ? Peut-être éprouverait-il en compagnie des femmes des sensations vraiment diffé­rentes le lendemain, si jamais il avait la chance de pou­voir recommencer. Vingt billets ? Pour qui pouvait con­server dans la chair la trace d'une existence en passe de se transformer, la somme était modique ; il saisit l'occasion.

Il garda son imperméable et, serrant la jeune femme contre le béton du mur, il lui fit ressentir le plus fort possible le contact de l'arme au travers du vêtement. Elle ne protesta pas et, quand il en eût fini, elle hocha à la fois la tête et les épaules, de sorte qu'il ne distingua pas si elle lui signifiait son encouragement ou son mépris : il n'avait pas eu recours à ces dames depuis belle lurette. Il se rajusta, un brin dépité, et paya rubis sur l'ongle. La fille essaya bien de lui soutirer la pro­messe de revenir, contre un petit rabais, mais il pour­suivit son chemin sans rien dire, le regard perplexe de la prostituée accroché à son dos.

... d'instinct, je l'ai suivi...

Dix heures vingt cliquetaient à sa montre quand il repéra ce qu'il cherchait. Une enseigne lumineuse cli­gnotant les mérites verts et nettoyants d'un liquide ménager dernier cri. Sous le néon, Fédor lu une porte et le numéro 365. Il leva les yeux sur l'immeuble. Du linge de maison en retard s'égouttait depuis le quatrième étage. Bien qu'aussi perdu que celui où il résidait, ce quartier, était bien mieux conservé. Des carrés lumineux arrogants découpaient une façade sur laquelle, avec un peu d'attention, on pouvait apercevoir les traces des anciens ravalements. L'absence çà et là de reflets sous la lune montrait que certains carreaux cassés avaient au moinsété remplacés par des rectangles de carton. Et si, à ces miettes de standing près, le bâtiment vétuste aux pierres écaillées était analogue à celui dont il avait l'usufruit des deux dernières pièces dans une autre ban­lieud, ces différences avaient toutes leur importance. Pour lui, en un sens, elles étaient l'Importance. Toute entière.

... quatre jours à travers la ville, comme Caïn son Abel...

Fédor jeta un coup d'oeil derrière lui dans la rue. Des bidons de pétrole vides abandonnés sur le trottoir cou­paient la vue en de nombreux endroits, mais, apparem­ment, personne ne l'avait suivi. Rien à l'horizon. Même la prostituée avait disparu. Bon. De toutes manières, lui, et lui seul, était armé.


... assez pour me convaincre...

Il poussa la porte du bas. La serrure était coincée en position ouverte. Passant en revue les marches de bois poli, il s'engagea dans l'escalier qu'éclairait une lucarne posée sous la lune. Il trébucha plus d'une fois mais réus­sit à conserver son équilibre et parvint au sixième étage sans se faire autrement remarquer. Il prit le temps de reprendre son souffle et en profita pour inspecter alen­tour. Une seule porte peinte en vert, débouchait abrup­tement sur le palier. Aux bruits de pas des voisins, tom­bant depuis les étages supérieurs, se mêlaient leurs con­versations quotidiennes, insupportablements vivantes, que hâchait l'épaisseur des murs et des plafonds. Der­rière la porte, invisible, un homme se déplaçait. Fédor entendit le son mat, caractéristique de la vaisselle de faïence, qui le suivait d'une pièce à l'autre. De la faïence. Et même si tasses et assiettes avaient été achetées d'occa­sion, même si la décoration manquait, c'était autrement plus luxueux que la quincaillerie d'aluminium extra-maigre dont il devait se contenter. Et à son sens, cette inégalité aurait justifié à elle seule sa présence ici, ainsi que celle de l'arme, dans sa poche.

  Il sonna, et gardant l'index appuyé sur le bouton jusqu'à ce qu'on eût ouvert. Au contre-jour de la lumière électrique, se découpa d'abord une silhouette familière. Mêmes épaules plates, même tête ronde saupoudrée de cheveux courts, mêmes jambes aussi arquées que celles d'un cavalier : un Fédor bis, mais en un peu plus riche, en un peu moins seul. Le revolver était pour lui.

... que cet homme là me ressemblait vraiment trop pour que je laisse le sort le gratifier d'un seul avantage...

Sa vue à peine accoutumée à la lumière, il empoigna le revolver des deux mains, puis fixa l'oeil morne du canon sur la poitrine de l'homme qui marmonnait encore quelque chose à propos de nuit et de dérange­ment, comme Fédor lui même l'eut fait dans de telles circonstances.

Il ferma les yeux et péniblement, débita :

— Vous auriez pu au moins essayer de m'aider.

Et, de six pressions incisives de l'index, il vida le baril­let sur la silhouette sombre qui n'avait rien à dire. Avant que la première question morale ait eu le loisir de se poser, le vin était déjà tiré. Le dernier coup une fois parti, le corps avait fini sa descente vers le plancher délavé du vestibule dont les jointures crissèrent longue­ment sous son poids. Fédor examina le revolver tiède. Il ne se sentait ni soulagé ni coupable, mais seulement étonné par sa prope détermination. Boum, boum, boum, boum, boum, boum. Et, sans un mot plus haut que l'autre, on se retrouvait APRES. Facile. Il avait vrai­ment été stupide de ne pas s'être décidé beaucoup plus tôt. Si facile. Ainsi qu'il l'avait prévu, il réussit même à sortir de là sans regarder le cadavre.

La jeune femme attendait déjà sur le palier. Elle l'observait en silence, tirant sur un cigarette dont l'odeur commençait à étouffer celle de la poudre brûlée. Il reconnu la prostituée, réalisa qu'il n'était plus seul dans le couri.

— Que faites-vous ici ? Vous m'avez suivi...

Ne sachant que dire d'autre, il grimaça et passa dans l'autre main le revolver de métal lourd.

— Curiosité, répliqua-t-elle. je sais reconnaître un revolver quand j'en sens un, et le vôtre m'a fait assez de mal.

Elle retroussa le gilet de 10 cm, là où il y avait son ventre, qu'elle prit à témoin.

    Regardez-moi ce bleu !

Elle se rajusta, aspira un autre nuage de fumée. Elle ne semblait pas plus effrayée par l'arme qui pendait maintenant au bras de Fédor que lorsque celle-ci était cachée au fond de l'imperméable. Fédor recula d'un pas. Que faire d'elle ? Elle examina son visage.

    Evidemment. Quand on vous voit de face, tous les deux, on comprend tout. Je m'en doutais un peu. J'ai même pensé un moment que vous étiez son frère jumeau. Une histoire d'héritage, ou quelque chose dans le genre.

— Non, murmura Fédor. Rien qu'une trop forte ressem­blance.

Elle ajouta, en désignant le cadavre étendu que Fédor n'avait pas vu :

    Il vous ressemble encore plus maintenant qu'il est

mort. Vous ne trouvez pas ?

Rien que de logique : justice était rétablie. Egalité par­faite. Rien à rien. La mort de ce type n'avait pas d'impor­tance ; Fédor, lui, restait en vie, pour deux. Mais cette façon de le lui faire remarquer sonnait comme un aver­tissement.



... n'était-ce pas déjà trop tard...

De tout en haut, une cavalcade déboula, encore loin­taine. Plus bas, mais toujours au-dessus de Fédor, une autre démarche, pesante celle-ci, cognait contre les mar­ches avec lenteur.

— Les voisins du dessus qui rappliquent, dit-elle. Vous auriez du utiliser un silencieux.

Un silencieux ? Encore eut-il fallu pouvoir s'en pro­curer un dans ces banlieues désarmées. A l'inverse, per­sonne ne montait des étages inférieurs pour lui couper la retraite. La fille écrasa sa cigarette du talon, fit demi-tour en lui envoyant de la main un adieu et elle com­mença à redescendre l'escalier sans se presser.

Il passa les quelques secondes qui lui restaient à réflé­chir. Pour un rescapé volontaire, il ne se sentait pas bonne mine. Il ne reconnaissait pas à cette fille la liberté de croire que ce meurtre ne finirait pas, tôt ou tard, par porter ses fruits de justice et de soulagement:

Dommage. Elle n'était pas le genre de témoin qu'il avait cru laisser derrière lui. Trop critique. Il lui restait l'imbécile nécessité de l'effacer aussi de ses lendemains. Dès qu'il l'atteint dans sa ligne de mire, il pressa la détente.

Le revolver n'était pas rechargé ; et il n'avait plus de cartouches.

Il bouscula la fille contre la rambarde, enjamba la des­cente des marches quatre à quatre et surgit dans la rue vide au milieu des bidons renversés. L'APRES se pré­sentait presque aussi mal que L'AVANT.

...n'étais-je pas déjà comme mort AVANT ?
C'est en rentrant chez lui à pied, sans rencontrer âme qui vive, qu'il commença à se convaincre qu'il retrou­verait cette femme blonde. Pour lui faire avouer, coûte que coûte, qu'il avait eu raison de tirer par six fois