samedi 29 août 2020

METAL

   Les nuages sont enroulés comme du fil de fer barbelé et, en dessous, dort le canal.
   Entre les deux, en son déshabillé jaune de lampes au sodium, retentissant des échos assourdis du laminoir voisin, le vieux haut-fourneau n'est plus qu'un alignement à lui seul.
  De la tréfilerie jumelle monte comme un chant du cygne .
  On vient de traire hors du ventre des convertisseurs la dernière poche d'acier en fusion, dont la lueur épaisse comme un coup de sang éclaire encore douloureusement toute la ville, depuis les fenêtres inoccupées de la Bourse du Travail jusqu'à l'immense dégagement rectangulaire des huit hectares de parking à voitures, bitumé comme une pierre tombale sur l'emplacement rasé de puis dix ans de l'avant dernière aciérie.
  Comme pour consommer leur divorce forcé d'avec les prises de courant triphasé, les ouvriers ont étendu l'obscurité dans le grand atelier commun. Dehors, au bout de sa chaîne de traction, un chariot emporté par son élan grince sa rouille dans un mouvement que, en comparaison , en parait perpétuel.
  Le vent chasse devant lui les restes du coke réduit en poussière, qu’on voudrait consumé jusqu'aux cendres, jusqu'au mâchefer, dans la communion de l'acier.
  Le long des cités basses et calfeutrées, les enfants détournent leur regard des hangars vides serrés contre les rails des embranchements industriels.
 Les locotracteurs de l'usine, diesel en marche arrière pour ne pas pourrir de honte, ont achevé leur chemin de fer,  se sauvant au delà de la gare de triage. D'autres chaînes grincent sur d'autres tons, et poutrelles, rivets, boulons, prisonniers, solidaires les uns des autres, n'en peuvent plus d'attendre la fin.
  Une colonne d'ouvriers, referme le portail sur ses gonds. Malgré le contremaître qui veut laisser la grille entrouverte, ils décident tous ensemble de cadenasser derrière eux les bruits qu'on entend encore à l'intérieur de l'enceinte: c'est comme un infarctus de grincements,une plainte de chutes libres, d'étranges chocs métalliques.
 Dans cette obscurité non feinte, au coeur de l'usine, un retardataire tord, comprime, écrase aveuglément sous son marteau de forge, le cadre d'acier, les roues en fer d'une antique bicyclette bleue. Il accroche cette sculpture à la poutre maîtresse qui fuse à travers l'atelier , nouée comme une crucifixion solitaire.
  Puis il part à la recherche d'une issue de secours.

mercredi 19 août 2020

CONFLIT ROUTIER


    J'ai hérité de mes jeunesses successives ce penchant avoué pour le luxe et les paysages accidentés recouverts de forêts sombres, pleines de vie.
                Tout au long de ma vie de voyageur, ce goût ne m'a jamais fait défaut.
                Depuis que je fréquente ce siècle, dans cette province de vin blanc et de montagnes, tous les loisirs que me laissent une fortune à jamais respectable sont consacrés à la conduite de ma Ferrari Daytona bleu foncé, sur le trajet nocturne Grenoble-Veynes. Bien entendu, je passe par la N75, et le col de la Croix Haute.
(j'ai muri, vous savez, et il y a bien longtemps que ce genre de connotation religieuse ne m'indispose plus.)
                Comme l'immense majorité des habitants de ce continent, vous ne me connaissez pas personnellement, mais vous avez entendu parler de moi. Entre autres personnages, je suis ce soir l'étranger recherché par les groupes constitués de motards aux dents longues. Ce samedi vers minuit et plus tard, ils se sont encore donné rendez-vous dans les virages en épingles à cheveux, sous le calcaire des cimes blanchi par la lune, pour un concours de brillant et d'éclat opposant leurs réservoirs pleins.
                On raconte de bien étranges récits, je le sais, sur ces gangs surgissant aux flancs des montagnes comme des générations spontanées de marmottes agressives. On dit qu'on ne peut les rencontrer que sur cette route, à l'exclusion de toute autre. On prétend qu'on ne les voit jamais dans les villes alentour, on affirme qu'ils n'ont pas d'autre domicile connu que leurs mécaniques aux jambes vulcanisées de caoutchouc.
                Quels superbes rivaux ce seraient pour moi et mon coupé bleu-nuit.

                A moi tout seul, je traverse Grenoble au nez et à la barbe de deux clochards. Hébétés, ils suivent des yeux le bolide, mon bolide, disparaissant au coin de leur rue. Il est quatre heures du matin. Je passe vite hors d'ici. Je me sens beaucoup trop âgé pour apprécier le séjour dans cette ville-champignon dont j'ai vu grandir bien des soeurs jumelles à travers mon univers sans date.
                En sortant de la banlieue, la Ferrari pointe son nez vers la montagne.
                A Pont-de-Claix, un glacis de lumières chimiques saupoudre les usines empanachées de fumés, de vapeurs. Cent quarante à l'heure, et, là non plus, inutile de s'attarder.
                Vif. Nous approchons. Les sommets de la montagne de Lans, voilà déjà la grande communauté des hauteurs. Elle accueille en son sein l'automobile, qui apporte les messages glanés dans la plaine, les collines, le long des rivières, en bas.
                J'aime ce paysage. Il m'a accepté, il ignore mon étrange mission: je reste comme le lien occulte, la maille sombre qui, malgré la force centrifuge, continuent à réveiller dans chacune de ces provinces amnésiques leur héritage commun, la nuit des temps.
Dans la trouée jaune des phares dansent des hêtres, des sapins, des ravins emplis de pierres, des yeux de chats, des hérissons, des échappées noires de ciel, des amas d'étoiles, une pleine lune, apparaissant et disparaissant au hasard des virages et des kilomètres. La voie est libre, la circulation inexistante, la route récemment retracée. Personne encore dans le rétroviseur.
                Si. Deux lacets en arrière, trois phares, ils montent dans le même sens que la Ferrari. Voila les motos. Les faisceaux lumineux grossissent à vue d'oeil. Trois hommes, oui. L'un d'eux me semble porter une combinaison de couleur jaune. Ou orange. Jaune ou orange sang. J'espère qu'ils vont me rattraper. L'instinct du traqueur coule dans leur sang jaune, orange, et ils voudraient bien m'expulser moi aussi de cette route.
                L'entrée du village de Monestier-de-Clermont. La route est d'origine, compacte, elle trace des virages plus serrés. Je ralentis. Prudence. Une vingtaine de mètres, tout au plus, me sépare de mon escorte motocycliste. J'ai déjà ma petite idée au sujet de l'identité de ces enragés du guidon. Je longe la rue principale à l'allure autorisée. Cinquante. Les trois hommes se portent en un instant record à ma hauteur. J'ai vu juste: l'un des blousons de cuir est d'une étrange couleur omelette. Omelette au sang. Les deux autres bleu foncé et brun. Dans le dos, des paillettes argentées formant un pendu stylisé. Rien qui puisse me surprendre. Sur les réservoirs, LES SUCEURS D'ESSENCE, en caractères cursifs. Des vampires très modernes, malgré leurs casques semi-ouverts facon années mille-neuf-cent-cinquante.
                Je m'efforce de maintenir la trajectoire idéale dans les virages tout en observant les mécaniques. Deux quatre cylindres, une trois pattes. Des motos préparées à base de blocs moteurs japonais poussés à bout, et le trois cylindres italien aux ailettes de refroidissement bouillantes de peinture noire. Un modèle devenu rare de nos jours. Voilà qui promet. Ces garcons sont bien plus cosmopolites qu'ils ne le croient, mais je suis sûr qu'ils ont tout oublié. De leur passé. De notre passé. Je peux l'affirmer, moi qui viens d'ailleurs, de pays multiples et concurrents aux routes encore moins sûres que celle-ci.
                Légère accélération. Retranchés derrière leurs visières, les voilà qui inspectent l'intérieur de la voiture. Un affrontement de piédestaux métalliques se dessine.
                A la sortie du village, j'appuie lentement sur l'accélérateur. Quatre vingt dix. Cent. Je conduis dans un espace constitué non de kilomètres, mais de fractions de secondes mises bout à bout. L'homme en jaune, au niveau de mon rétroviseur, relève sa visière. Ses yeux sont rouges, blêmes les canines supérieures qui dépassent de ses lèvres sur cinq centimètres. Il s'approche du bouchon de réservoir et se penche pour l'arracher. Je donne un coup de volant à droite et la voiture effectue un écart en frôlant l'accotement. Rétrograder, une grande pression sur l'accélérateur. Cent vingt. Les motards s'écartent, leur visière relevée dévoilant leurs dents à l'attaque. Je me méfie de ces jeunes loups-là. Il n'ont plus à trainer le poids d'une quelconque conscience, leurs mécaniques spéciales permettent des accélérations que n'a pas la Ferrari, et la route se tord beaucoup trop pour les distancer en vitesse pure.
                Ils sont revenus au contact. J'enchaine les virages au bord de la rupture afin de les obliger à employer tous leurs moyens au délicat pilotage de leurs engins dans des courbes prises à la limite de l'angle. Je plonge à la corde sans appréhension. La nuit, l'arrivé d'un véhicule en sens contraire s'annonce longtemps à l'avance par la lueur de ses phares.
                Je me concentre pour garder en permanence les quatre roues accrochées au bitume. Le pilotage de la Daytona exige davantage de poigne que celui des Ferrari de modèles plus récents, en comparaison plus légers et moins hauts. Je ne peux pas l'oublier. Plus on remonte dans le temps, plus le simple fait de survivre contre l'enfer des autres nécessite d'apprentissage et de maitrise de soi.

                Derrière moi, les motos tanguent d'un bord sur l'autre, courbe après courbe, sans perdre le contact. Le prochain village, Clelles, se rapproche, les lacets se resserrent, et leur manque relatif d'adhérence les empêche de rouler plus rapidement que moi. Dans ces virages à répétition, quatre roues valent mieux que deux, et ce, tant que la voiture reste sur la route. Mais si, dans le village, ils reviennent sur moi, gare à la vidange...
                Au bout d'une portion de ligne droite abrégée par la vitesse se dessinent les premières habitations endormies. Les trois bolides talonnent mon coupé. Je me suis déjà plus d'une fois trouvé en pleine bagarre sur le bitume, et avoir peur au volant d'une Daytona, disons que çà ne fait pas partie du code de la route. J'en ai bien conscience: si un étranger comme moi passe au travers de toutes les frontières, c'est que j'appartiens à cette élite à qui le luxe, valeur universellement partagée, permet en dernier ressort de surmonter bien des préjugés. Ma chance se mesure au nombre des cylindres sous le capot de la Ferrari. Douze cylindres, à la force desquels l'automobile s'arrache en puissance.
Les prémices de l'attaque finale se devinent sur les muscles des machoires et aux commissures des lèvres de ces vampires new-look aux dents apparentes. Le moment est venu de faire jouer l'adhérence à fond.
                Léger ralentissement, les motos dépassent l'automobile, dix mètres devant le capot. Elles portent  des répliques déplacées de plaques d'immatriculation transsylvaniennes. Bande de petits frimeurs nationalistes. J'enfonce la pédale de freins en donnant un coup de volant à droite et la Daytona s'embarque dans un dérapage contrôlé à l'équerre. Le coupé se met en travers de la chaussée. Sur le côté droit, comme prévu, une route secondaire escalade la montagne. Première. Seconde. La Ferrari s'engouffre dans l'étroit couloir.
                Pris de court par ma manoeuvre, les motards se voient contraints de faire demi-tour. Le manque d'expérience de ces jeunots sans mémoire leur à fait perdre l'initiative des opérations. Je ralentis. J'éteins les feux. La clarté des étoiles laisse deviner le tracé tourmenté de la route. Dans le prolongement d'un virage, un sentier empierré s'enfonce à travers les sapins. La voiture stoppe, y pénètre en marche arrière. Des faiceaux lumineux réapparaissent, car les revoilà.
                Ils roulent à vive allure, ils imaginent certainement leur proie, elle est sur le point de leur échapper. Au moment précis où le trio vient s'encadrer dans la trouée du chemin, la Ferrari, bleu-nuit sur fond sombre, pointe son nez hors du bois. Et, d'un coup d'ongle, je met pleins phares.
                Le premier motard freine trop tard. Inclinée par sa prise de virage, sa monture se couche sur sa roue avant, glisse, glisse, glisse, jusqu'à heurter un sapin. Lui finit sa course, sonné, dans un tas de gravier déposé en prévision de l'hiver. De l'essence se répand sur les pierres.
                L'homme en jaune a redressé sa machine. Aveuglé par la lumière intense que je projette depuis les origines, il longe sans le voir le talus sur la gauche de la route. Je sais qu'il va l'accrocher. Et la roue antérieure décolle, la moto se cabre une fraction de seconde, éjecte son conducteur face dans l'herbe puis retombe, fourche zèbrée, démolie.
                Dans un dérapage à briser ses pneumatiques, le troisième suceur réussit à s'arrêter. Son moteur italien a calé, et il tente de le redémarrer en le bourrant de coups de kick. Peine perdue: les bougies sont noyées.
                Evitant la trois-cylindres engluée dans son sang, comme par une sorte de revanche de l'essence, j'accélère, extrayant définitivement la Ferrari du chemin de pierres. Je redescend à tombeau ouvert en direction de la Nationale qui remonte sur Saint Maurice, Lus, franchit la Croix-Haute, et, pour finir, rejoint les Hautes-Alpes.
                J'ai retrouvé la grand-route, je prend droit au sud. Et je ris, embrassant joyeusement le volant, un rire qui déborde sur mon visage pale, sur mes épaules étriquées, sur mes bras glabres, résonnant dans l'habitacle, gagnant le capot, le moteur et les pneus de mon bolide sombre. Les vampires d'aujourd'hui ne tiennent pas le choc du temps qui court, leur haine de ceux qui ne font que passer leur colle aux roues et à l'intérieur du casque. En restant l'émigrant emblématique que j'ai toujours été, je gagnerai encore.
                Je ris, j'en oublie de jouir du spectacle. A l'Est, le Mont Aiguille se dresse. Pointu comme les canines qui peuplent ma bouche. Ma bouche à moi, Comte Vlad Drakul, le voyageur nocturne et traditionnel. Le suceur de sang.

vendredi 14 août 2020

THE CATCHER IN THE RYE


Les pupilles moites, les yeux dans le seigle. 
Des hurlements d’enfant-roi. 
La gorge entière passée au crible. 
Le maïs revu en rangs serrés 
Avec ses  trous écartelés en sautoir
Comme le blason  même de la sècheresse.  
Des vacances dans un seau d’orchidées coupées au couteau à cran d’arrêt.
 
Un cas de juillet, incurable, en province.