dimanche 27 octobre 2019

UNE CONSPIRATION D'ÉCAILLES




                L’alchimiste Karoly  détache de son éphéméride un dernier feuillet de parchemin.
                L'enluminure indique  en caractères déliés la date du 2 Novembre. En dessous, sur un fond laqué par une encre noire de jais, cette précision à l'usage des profanes:  Fête des Morts.
                L’allchimiste, comprend qu'il ne pourrait plus indéfiniment espérer.
                Ces derniers jours, les pluies sont tombées, glaciales. Elles augurent pour les mois à venir d'un climat tout  aussi rigoureux que celui qui a marqué les trois arrière-saisons passées. Accompagnant le  basculement lunaire, la première neige risque même de tomber d'ici la prochaine semaine. Bientôt, l'hiver redouté recouvrira de sa poigne glaciale cette province à  l'intérieur des terres .  Quel dommage que l'automne n'y fusse qu'un cessez-le-feu furtif, chatoyant, que les deux saisons dominantes semblent se concéder l'une à l'autre entre leurs règnes respectifs.
              Avec l'hiver, cette neige viendra qui les atteindra tous.
                Le passé n'a  rien perdu de son acuité.
                Nous sommes au mois de juin, le jour du solstice d'été, qui est pour la profession un jour de fête et de repos. Il fait un temps de circonstance, beau, sans excès. Ils sont allés tous les deux se reposer au bord du lac, mais l'alchimiste commence déjà à se soucier de son approvisionnement en matières premières  en prévision de la saison froide. Sur son élan, la conversation a abordé la question des projets communs pour l'hiver. Tout contre lui, elle a murmuré.
                " Karoly ?
                - Oui ?
                - J'aurais pu t'avertir, depuis longtemps...
                - De quoi donc? Que se passe-t-il?
                - C'est la neige . C'est elle qui me panique."
                Elle parle d'un ton égal. Sa phrase s'est achevée dans l'étrange sifflement qui trahit chez elle une peur contre laquelle elle se sent sans défense.

                Sans précipitation, comme pour effectuer une expérience délicate, voire désagréable, mais annoncée de longue date, Karoly enfile l'un par dessus l'autre les vêtements de laine ajustée qu'il avait fait tisser pour les mois de chaleur. Un chapeau feutré atterrit sur le sommet de son crane, il endossa une veste légère.
                Une fois équipé pour sortir, il ne lui reste qu'à verser dans une demi-pinte de lait de chèvre tiède une pincée de cumin pilé, prise entre le pouce et le majeur de la main droite, à mélanger et porter à ébullition durant trois périodes standard de son sablier. Ensuite, laisser refroidir dans le coin le plus sombre de la pièce, puis avaler le liquide, d'un trait, en oubliant, pour cette fois, d'en interpréter les nuances du goût. Le tout, avec une économie de mouvements maximale.

                " Tu n'as aucune raison de t'inquiéter. La neige, c'est comme de l'eau, en un peu plus froid.
                - Non, tu te trompes. Chaque flocon a un pouvoir que tu ne peux soupçonner. Chaque  flocon  me percer le corps à jour. Et je dois rester un secret.Et je dois rester un mystère."
                Et au début, il ne voulut pas en croire un mot.
                Karoly se dirige vers la chambre d'amis. Il n'aura plus peur, il ne ressentira à chaque mouvement qu'une simple et légère appréhension, comme un rhumatisme assoupi: la potion a commencé à produire son effort.
                Allongée à cheval sur les lits jumeaux, elle est  là, sous le drap blanc, les couvertures rejetées de part et d'autre du sommier. Il devinait son corps à travers l'épaisseur moite du tissu. Il replia le drap jusqu'au pied du lit, mettant à nu un abdomen, un bassin, puis des jambes de sirène. Il avait toujours du mal à croire que la moitié inférieure de cette femme était recouverte, non de peau d'un rose calme, mais d'un long quinconce d'écailles. Mais sirène, elle l'est, jusque dans son sommeil aux traits inhumains, les yeux grands ouverts.
                Elle ondule de tout son long quand il la souleva, comme une truite qui aurait tout son temps. Quelle paresseuse!.. Elle pèse  lourd dans ses bras, on  dirait qu'il transporte une bûche fraîchement coupée, que sa sève inonde encore.
                Ils franchissent le seuil de la maison dans cet équipage. La fraicheur de Novembre,  homogène, saturée de fines gouttelettes, claque sur l'herbe du chemin, sur les vêtements de l'alchimiste. Elle se condense, étrange parfum, sur les écailles imperméables de son fardeau.
                "Je suis bien placé pour savoir que tes écailles te protégent de tout contact.
                - Mais pas de la neige. Non. Elle les traverse. Aussi facilement que, si tu veux... un trait de soleil peut éclairer l'intérieur de ta chambre   à travers la vitre propre.
                - Si tu avais mal, je connais les remèdes, tu sais.
                - Non. Tu ne peux rien. Une sirène qui permet à quiconque de découvrir en suivant les réactions de son corps comment des entrailles de femme se métamorphosent en celles d'une créature des eaux, est comme un paradoxe résolu,  condamnée à mort. Et toi, je te connais, tu es si curieux. Tu as de si bons yeux...
                La neige, comme un bistouri pendant l'autopsie.
                Les ornières creusent le chemin, de plus en plus profondes, glissantes. Il aperçoit le lac vers lequel il se dirige.
    Son idée a d’abord été de rejoindre la mer -il en apprécie  la profondeur et l'étendue- franchissant à pied les montagnes et les plateaux qui l'en séparent sur des milliers de lieues inhospitalières.
Mais depuis le début de l'été, quand il a appris qu'elle ne passera pas l'hiver, Karoly a beaucoup vieilli. Il préfère maintenant la tranquillité du lac dont les rares habitants sont peu sujets dans la vase aux passions qui agitent les vastes masses océaniques , dans lesquels, au surplus, ses pouvoirs se seraient ouvertement dilués.

                " Que dois je faire ?
                - Karoly, aide moi à partir."

                               La boue du chemin colle à ses chaussures; l'énergie  accumulée dans l'alliance du lait de chèvre et du cumin continue à nourrir ses chevilles tordues, ses épaules ankylosées pour l'aider à tenir. Il lui reste une centaine de coudées à parcourir avant d'atteindre la berge, ses bras humides soutiennent la sirène endormie.
                Karoly progresse, à travers les roseaux qui ceintur ent le lac, une odeur douceatre de vase, de bouleau nain, de poule d'eau lui monte aux narines. En slalomant tant bien que mal entre les dernières flaques, il débouche sur le rivage. Le chemin se prolonge  par un rebord spongieux, large de deux coudés, piétiné par les bestiaux qui viennent s'y abreuver matin et soir. Les deux pieds menacés d'inondation, l'alchimiste se met  en quête d'un endroit sec. Un banc de graviers qui s'enfonce  en pente douce dans le lac lui parait faire l'affaire. S'il écrase les roseaux en un tapis de sol protecteur, il peut  l'atteindre sans se mouiller davantage.
                Une fois à pied- d'œuvre, l'alchimiste se retourna. Du lieu où il se trouvait, il pouvait voir s'élever par dessus sa maison un panache de fumée. Le feu de tourbe allumé à son réveil acheve  de se consumer dans la cheminée. Un peu comme pour une s'offrir une simple promenade dans la forêt voisine, il était sorti de chez lui sans prendre aucune disposition particulière, pas même de fermer la porte à clef. Au bord de l'eau, il réalise pleinement qu'il n'a plus l'intention de revenir sur ses pas. Des pas creusés dans la boue et l'herbe par le poids de sa sirène à lui.
                Il observe sa compagne assoupie, ses yeux ouverts onnt gardé leur teinte gris-bleu, et il en est un peu déçu, car il a  espéré secrètement qu'ils prennent la couleur gris-vert de l'étang,. Il s'approche du bord de l'eau, portant la sirène à bout de bras. Ne pas la réveiller, surtout maintenant. Ce serait  une hypothèque sur le succès de son pèlerinage, en plus d'une faute de goût inexcusable de la part d'un alchimiste aussi expérimenté. Simplement: la protéger de la neige avant que celle-ci ne tombe. Il abaisse les bras. Bon voyage. La sirène plonge  la tête la première dans l'eau, ainsi qu'un marin mort enseveli en pleine mer. Elle ne fait pas de vagues.
                Une bourse pend  à sa ceinture, maintenue au sec par un lacet noué. L'alchimiste la dégrafe, il y plonge  le poing. Une fine poudre de sel coule entre ses doigts. La quantité d'ingrédients était sans réelle importance Une seule ride de sa paume en aurait retenu assez pour l'usage auquel il le destinait. Il jeta une pincée de poudre dans le lac, en silence, ses pensées concentrées sur son adieu. Nul besoin de transformer le lac en un véritable pot-au-feu d'herbes magiques, ni de proférer d'incantations sophistiquées. La quête de la Pierre Philosophale, du principe universel peut s'identifier au désir de découvrir en toutes choses une ultime simplicité. Karoly n'aura pas à rougir de son innocent stratagème, la transmutation, par une poignée de sel gemme, d'un étang envasé en un océan habitable pour une sirène loin du pays natal.
                Depuis l'autre extrémité du lac, un couple de canards d'eau douce rebutés par le changement de leur milieu naturel s'envole  brusquement. L'alchimiste envoie sa bourse valdinguer dans les roseaux. Il s'éloigne de la berge. Il a  accompli la partie horizontale du parcours et fait maintenant route vers un groupe d'arbres perché sur un épaulement sableux  dominant le lac. Ses mains le font souffrir, elles sont couvertes d'écorchures découpées par les écailles qui la protégeaient comme des pointes de lances, même de ses caresses les plus malhabiles.
 Il essuie  ses paumes sur le tissu de son pantalon, les débarrasse  des dernières traces de sel.
                Seul au milieu d'un bouquet de sapins verts, un mélèze parait  être l'unique végétal sensible à la venue de la saison froide. Les aiguilles jaunies du conifère luisent d'humidité, semblables aux paillettes d'une robe de sirène, le soir; ou aux cheveux fins de cet enfant qu'il n'attendra  plus.
                Au pied de l'arbre, l'alchimiste ôte son chapeau de feutre, sa veste de lin couleur sable, froissée, et il se retrouve, grisonnant, dans sa cinquantaine, frissonnant dans son gilet de peau. Il touche l'écorce du mélèze. Un léger vent d'ouest agite les branchages et soulève un nuage d'aiguilles mortes au dessus du sol. Il prend  l'arbre dans ses bras. Autre temps, autres écailles. Il ressent un peu d'appréhension. Que va t il faire de son vertige congénital ? Il commençe à escalade le tronc.
 Un pied, une main, un pied, une main, vers le haut, et toujours trois points de fixation. Etrangement, c'est justement elle, créature de profondeur, qui lui a expliqué comment ne pas perdre l'équilibre, comment garder la tête haute quand on n'a plus les pieds sur terre. Il a oublié de lui demander qui le lui a appris, à elle. L'alchimiste regarde en contrebas. Déjà, le sol ameubli par l'humidité a oublié la trace de ses pas. Monter encore.
                Il parvient à la première fourche, continue, négligeant les possibilités de déviations horizontales que lui offraient les branches, culs-de-sac peuplés de pommes de mélèze vidées de leurs graines. Au bout d'une branche exposée au sud, un écureuil tardif lui fait les yeux doux tout en grignotant une faine de hêtre. Où as tu caché tes écailles, animal des bois, que Karoly l'alchimiste pusse t'entretenir du seul  sujet qu'il connaisse par cœur ? De la vie en dehors de cet arbre, Il n'y a plus rien à raconter qu'il n'ait  déjà vécu à travers du  contact de ses pieds, de ses mains, du ventre, de la poitrine, et de l'écorce. Ou bien d'écailles analogues. Victime de l'absence de repères extérieurs, son vertige a  lui aussi disparu. Il éternue. L'écureuil effrayé, déçu peut-être, saute sur le sapin le plus proche, puis disparait.
                Il poursuit son ascension. Chaque racine d'une nouvelle branche diminue l'épaisseur du tronc, lui ôte un peu de sa substance. L'arbre gardera- il assez de vie pour l'accompagner jusqu'en haut ? L'alchimiste a des fourmis dans les jambes, sur les jambes, une gangue de résine et de copeaux d'écorce recouvre son pantalon. En l'air, un rapace à queue fourchue plane, de plus en plus lent, comme touché par la fraîcheur qui bombarde  la forêt depuis le ciel sans nuages. Les muscles de l'alchimiste se tend ent, s'insurgent contre l'effort.  Et Jusqu'au sommet, combien de branches tentatrices, combien de berceaux confortables ? Le nez collé à l'écorce, il croise des insectes immobilisés, un pic-vert qui, malgré son air décidé, ne finira peut être jamais son coup de bec. Il sent le courant de sève  qui ralentit,  qui bute contre chaque cellule du tronc. Il lui revient en mémoire comment le flux sanguin de la sirène s'arrêtait quand elle parlait de l'hiver. Le va-et-vient de ses membres est  l'unique mouvement qui agite encore le mélèze. Ses mains peuvent empoigner ce qui reste du tronc de l'arbre, réduit à un pouce d'épaisseur. Ses semelles boueuses dérapent sur l'écorce. L'alchimiste hésite, craignant le froid, mais se décide à se débarrasser de ses chaussures. Tour à tour, il secoue une jambe libre. Les souliers tombent, heurtent les basses branches avant de disparaître en entrant en contact avec le sol.
                Quand il arrive au sommet, Karoly  est ramassé sur lui-même, comme un chat sauvage perché sur une brindille à trente coudées de hauteur. Le ciel lui fait comme une voûte de cathédrale monocristalline, aussi vide et pure que se l'imaginait la cosmogonie antique. Tous muscles figés, il tourne  la tête avec précaution. Du haut de leur mutuelle séparation, il peut apercevoir, à la fois la surface lisse du lac où se cache sa sirène, et, au loin, sa maison vide couronnée d'une volute de fumée pétrifiée. Il ne reste plus longtemps à attendre. Chaque cellule animale et végétale s'ouvre comme un coquillage satisfait et exhale dans un doux conciliabule son dernier souffle de vie organique. Le paysage retrouve  l'immobilité des premiers jours. A perte de vue, l'univers redevient totalement minéral.
 Alors commençe à survivre un amour de pierre, entre un alchimiste accroché des quatre membres à une aiguille pétrifiée, endormie et tenace, et sa sirène abritée des blessures de la neige dans sa mer gelée personnelle.