L’alchimiste
Karoly détache de son éphéméride un
dernier feuillet de parchemin.
L'enluminure
indique en caractères déliés la date du
2 Novembre. En dessous, sur un fond laqué par une encre noire de jais, cette
précision à l'usage des profanes: Fête
des Morts.
L’allchimiste,
comprend qu'il ne pourrait plus indéfiniment espérer.
Ces derniers
jours, les pluies sont tombées, glaciales. Elles augurent pour les mois à venir
d'un climat tout aussi rigoureux que
celui qui a marqué les trois arrière-saisons passées. Accompagnant le basculement lunaire, la première neige risque
même de tomber d'ici la prochaine semaine. Bientôt, l'hiver redouté recouvrira de
sa poigne glaciale cette province à l'intérieur des terres . Quel dommage que l'automne n'y fusse qu'un
cessez-le-feu furtif, chatoyant, que les deux saisons dominantes semblent se
concéder l'une à l'autre entre leurs règnes respectifs.
Avec l'hiver, cette neige viendra qui les
atteindra tous.
Le
passé n'a rien perdu de son acuité.
Nous sommes au mois de juin, le jour du
solstice d'été, qui est pour la profession un jour de fête et de repos. Il fait
un temps de circonstance, beau, sans excès. Ils sont allés tous les deux se
reposer au bord du lac, mais l'alchimiste commence déjà à se soucier de son
approvisionnement en matières premières en
prévision de la saison froide. Sur son élan, la conversation a abordé la
question des projets communs pour l'hiver. Tout contre lui, elle a murmuré.
" Karoly ?
- Oui ?
- J'aurais pu t'avertir, depuis
longtemps...
- De quoi donc? Que se
passe-t-il?
- C'est la neige . C'est elle
qui me panique."
Elle parle d'un ton égal. Sa
phrase s'est achevée dans l'étrange sifflement qui trahit chez elle une peur
contre laquelle elle se sent sans défense.
Sans
précipitation, comme pour effectuer une expérience délicate, voire désagréable,
mais annoncée de longue date, Karoly enfile l'un par dessus l'autre les
vêtements de laine ajustée qu'il avait fait tisser pour les mois de chaleur. Un
chapeau feutré atterrit sur le sommet de son crane, il endossa une veste
légère.
Une
fois équipé pour sortir, il ne lui reste qu'à verser dans une demi-pinte de
lait de chèvre tiède une pincée de cumin pilé, prise entre le pouce et le majeur
de la main droite, à mélanger et porter à ébullition durant trois périodes
standard de son sablier. Ensuite, laisser refroidir dans le coin le plus sombre
de la pièce, puis avaler le liquide, d'un trait, en oubliant, pour cette fois,
d'en interpréter les nuances du goût. Le tout, avec une économie de mouvements
maximale.
"
Tu n'as aucune raison de t'inquiéter. La neige, c'est comme de l'eau, en un peu
plus froid.
- Non,
tu te trompes. Chaque flocon a un pouvoir que tu ne peux soupçonner.
Chaque flocon me percer le corps à jour. Et je dois rester
un secret.Et je dois rester un mystère."
Et au
début, il ne voulut pas en croire un mot.
Karoly
se dirige vers la chambre d'amis. Il n'aura plus peur, il ne ressentira à
chaque mouvement qu'une simple et légère appréhension, comme un rhumatisme
assoupi: la potion a commencé à produire son effort.
Allongée
à cheval sur les lits jumeaux, elle est là, sous le drap blanc, les couvertures
rejetées de part et d'autre du sommier. Il devinait son corps à travers
l'épaisseur moite du tissu. Il replia le drap jusqu'au pied du lit, mettant à
nu un abdomen, un bassin, puis des jambes de sirène. Il avait toujours du mal à
croire que la moitié inférieure de cette femme était recouverte, non de peau
d'un rose calme, mais d'un long quinconce d'écailles. Mais sirène, elle l'est,
jusque dans son sommeil aux traits inhumains, les yeux grands ouverts.
Elle
ondule de tout son long quand il la souleva, comme une truite qui aurait tout
son temps. Quelle paresseuse!.. Elle pèse lourd dans ses bras, on dirait qu'il transporte une bûche fraîchement
coupée, que sa sève inonde encore.
Ils
franchissent le seuil de la maison dans cet équipage. La fraicheur de Novembre,
homogène, saturée de fines gouttelettes,
claque sur l'herbe du chemin, sur les vêtements de l'alchimiste. Elle se
condense, étrange parfum, sur les écailles imperméables de son fardeau.
"Je
suis bien placé pour savoir que tes écailles te protégent de tout contact.
- Mais
pas de la neige. Non. Elle les traverse. Aussi facilement que, si tu veux... un
trait de soleil peut éclairer l'intérieur de ta chambre à
travers la vitre propre.
- Si tu
avais mal, je connais les remèdes, tu sais.
- Non. Tu
ne peux rien. Une sirène qui permet à quiconque de découvrir en suivant les
réactions de son corps comment des entrailles de femme se métamorphosent en
celles d'une créature des eaux, est comme un paradoxe résolu, condamnée à mort. Et toi, je te connais, tu es
si curieux. Tu as de si bons yeux...
La
neige, comme un bistouri pendant l'autopsie.
Les
ornières creusent le chemin, de plus en plus profondes, glissantes. Il aperçoit
le lac vers lequel il se dirige.
Son idée a d’abord
été de rejoindre la mer -il en apprécie la profondeur et l'étendue- franchissant à
pied les montagnes et les plateaux qui l'en séparent sur des milliers de lieues
inhospitalières.
Mais depuis le début de l'été, quand il a appris qu'elle ne
passera pas l'hiver, Karoly a beaucoup vieilli. Il préfère maintenant la
tranquillité du lac dont les rares habitants sont peu sujets dans la vase aux
passions qui agitent les vastes masses océaniques , dans lesquels, au surplus,
ses pouvoirs se seraient ouvertement dilués.
" Que dois je faire ?
- Karoly, aide moi à
partir."
La
boue du chemin colle à ses chaussures; l'énergie accumulée dans l'alliance du lait de chèvre et
du cumin continue à nourrir ses chevilles tordues, ses épaules ankylosées pour
l'aider à tenir. Il lui reste une centaine de coudées à parcourir avant
d'atteindre la berge, ses bras humides soutiennent la sirène endormie.
Karoly
progresse, à travers les roseaux qui ceintur ent le lac, une odeur douceatre de
vase, de bouleau nain, de poule d'eau lui monte aux narines. En slalomant tant
bien que mal entre les dernières flaques, il débouche sur le rivage. Le chemin
se prolonge par un rebord spongieux,
large de deux coudés, piétiné par les bestiaux qui viennent s'y abreuver matin
et soir. Les deux pieds menacés d'inondation, l'alchimiste se met en quête d'un endroit sec. Un banc de graviers
qui s'enfonce en pente douce dans le lac
lui parait faire l'affaire. S'il écrase les roseaux en un tapis de sol protecteur,
il peut l'atteindre sans se mouiller
davantage.
Une
fois à pied- d'œuvre, l'alchimiste se retourna. Du lieu où il se trouvait, il
pouvait voir s'élever par dessus sa maison un panache de fumée. Le feu de tourbe
allumé à son réveil acheve de se consumer
dans la cheminée. Un peu comme pour une s'offrir une simple promenade dans la
forêt voisine, il était sorti de chez lui sans prendre aucune disposition
particulière, pas même de fermer la porte à clef. Au bord de l'eau, il réalise
pleinement qu'il n'a plus l'intention de revenir sur ses pas. Des pas creusés
dans la boue et l'herbe par le poids de sa sirène à lui.
Il
observe sa compagne assoupie, ses yeux ouverts onnt gardé leur teinte
gris-bleu, et il en est un peu déçu, car il a espéré secrètement qu'ils prennent la couleur
gris-vert de l'étang,. Il s'approche du bord de l'eau, portant la sirène à bout
de bras. Ne pas la réveiller, surtout maintenant. Ce serait une hypothèque sur le succès de son
pèlerinage, en plus d'une faute de goût inexcusable de la part d'un alchimiste
aussi expérimenté. Simplement: la protéger de la neige avant que celle-ci ne
tombe. Il abaisse les bras. Bon voyage. La sirène plonge la tête la première dans l'eau, ainsi qu'un
marin mort enseveli en pleine mer. Elle ne fait pas de vagues.
Une
bourse pend à sa ceinture, maintenue au
sec par un lacet noué. L'alchimiste la dégrafe, il y plonge le poing. Une fine poudre de sel coule entre
ses doigts. La quantité d'ingrédients était sans réelle importance Une seule
ride de sa paume en aurait retenu assez pour l'usage auquel il le destinait. Il
jeta une pincée de poudre dans le lac, en silence, ses pensées concentrées sur
son adieu. Nul besoin de transformer le lac en un véritable pot-au-feu d'herbes
magiques, ni de proférer d'incantations sophistiquées. La quête de la Pierre
Philosophale, du principe universel peut s'identifier au désir de découvrir en
toutes choses une ultime simplicité. Karoly n'aura pas à rougir de son innocent
stratagème, la transmutation, par une poignée de sel gemme, d'un étang envasé
en un océan habitable pour une sirène loin du pays natal.
Depuis
l'autre extrémité du lac, un couple de canards d'eau douce rebutés par le
changement de leur milieu naturel s'envole brusquement. L'alchimiste envoie sa bourse
valdinguer dans les roseaux. Il s'éloigne de la berge. Il a accompli la partie horizontale du parcours et
fait maintenant route vers un groupe d'arbres perché sur un épaulement sableux dominant le lac. Ses mains le font souffrir,
elles sont couvertes d'écorchures découpées par les écailles qui la
protégeaient comme des pointes de lances, même de ses caresses les plus
malhabiles.
Il essuie ses paumes sur le tissu de son pantalon, les
débarrasse des dernières traces de sel.
Seul au
milieu d'un bouquet de sapins verts, un mélèze parait être l'unique végétal sensible à la venue de
la saison froide. Les aiguilles jaunies du conifère luisent d'humidité,
semblables aux paillettes d'une robe de sirène, le soir; ou aux cheveux fins de
cet enfant qu'il n'attendra plus.
Au pied
de l'arbre, l'alchimiste ôte son chapeau de feutre, sa veste de lin couleur
sable, froissée, et il se retrouve, grisonnant, dans sa cinquantaine,
frissonnant dans son gilet de peau. Il touche l'écorce du mélèze. Un léger vent
d'ouest agite les branchages et soulève un nuage d'aiguilles mortes au dessus
du sol. Il prend l'arbre dans ses bras.
Autre temps, autres écailles. Il ressent un peu d'appréhension. Que va t il
faire de son vertige congénital ? Il commençe à escalade le tronc.
Un pied, une main, un
pied, une main, vers le haut, et toujours trois points de fixation. Etrangement,
c'est justement elle, créature de profondeur, qui lui a expliqué comment ne pas
perdre l'équilibre, comment garder la tête haute quand on n'a plus les pieds
sur terre. Il a oublié de lui demander qui le lui a appris, à elle.
L'alchimiste regarde en contrebas. Déjà, le sol ameubli par l'humidité a oublié
la trace de ses pas. Monter encore.
Il
parvient à la première fourche, continue, négligeant les possibilités de
déviations horizontales que lui offraient les branches, culs-de-sac peuplés de
pommes de mélèze vidées de leurs graines. Au bout d'une branche exposée au sud,
un écureuil tardif lui fait les yeux doux tout en grignotant une faine de
hêtre. Où as tu caché tes écailles, animal des bois, que Karoly l'alchimiste
pusse t'entretenir du seul sujet qu'il
connaisse par cœur ? De la vie en dehors de cet arbre, Il n'y a plus rien à
raconter qu'il n'ait déjà vécu à travers
du contact de ses pieds, de ses mains,
du ventre, de la poitrine, et de l'écorce. Ou bien d'écailles analogues.
Victime de l'absence de repères extérieurs, son vertige a lui aussi disparu. Il éternue. L'écureuil
effrayé, déçu peut-être, saute sur le sapin le plus proche, puis disparait.
Il
poursuit son ascension. Chaque racine d'une nouvelle branche diminue
l'épaisseur du tronc, lui ôte un peu de sa substance. L'arbre gardera- il assez
de vie pour l'accompagner jusqu'en haut ? L'alchimiste a des fourmis dans les
jambes, sur les jambes, une gangue de résine et de copeaux d'écorce recouvre
son pantalon. En l'air, un rapace à queue fourchue plane, de plus en plus lent,
comme touché par la fraîcheur qui bombarde la forêt depuis le ciel sans nuages. Les muscles
de l'alchimiste se tend ent, s'insurgent contre l'effort. Et Jusqu'au sommet, combien de branches
tentatrices, combien de berceaux confortables ? Le nez collé à l'écorce, il
croise des insectes immobilisés, un pic-vert qui, malgré son air décidé, ne
finira peut être jamais son coup de bec. Il sent le courant de sève qui ralentit, qui bute contre chaque cellule du tronc. Il
lui revient en mémoire comment le flux sanguin de la sirène s'arrêtait quand
elle parlait de l'hiver. Le va-et-vient de ses membres est l'unique mouvement qui agite encore le
mélèze. Ses mains peuvent empoigner ce qui reste du tronc de l'arbre, réduit à
un pouce d'épaisseur. Ses semelles boueuses dérapent sur l'écorce. L'alchimiste
hésite, craignant le froid, mais se décide à se débarrasser de ses chaussures.
Tour à tour, il secoue une jambe libre. Les souliers tombent, heurtent les basses
branches avant de disparaître en entrant en contact avec le sol.
Quand
il arrive au sommet, Karoly est ramassé
sur lui-même, comme un chat sauvage perché sur une brindille à trente coudées de
hauteur. Le ciel lui fait comme une voûte de cathédrale monocristalline, aussi
vide et pure que se l'imaginait la cosmogonie antique. Tous muscles figés, il
tourne la tête avec précaution. Du haut
de leur mutuelle séparation, il peut apercevoir, à la fois la surface lisse du
lac où se cache sa sirène, et, au loin, sa maison vide couronnée d'une volute
de fumée pétrifiée. Il ne reste plus longtemps à attendre. Chaque cellule
animale et végétale s'ouvre comme un coquillage satisfait et exhale dans un
doux conciliabule son dernier souffle de vie organique. Le paysage retrouve l'immobilité des premiers jours. A perte de
vue, l'univers redevient totalement minéral.
Alors commençe à
survivre un amour de pierre, entre un alchimiste accroché des quatre membres à
une aiguille pétrifiée, endormie et tenace, et sa sirène abritée des blessures de la neige
dans sa mer gelée personnelle.
Magique !
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