L'entrepot de la Wood
Trade était désaffecté
depuis la Grande Dépression, et régnait en
maitre sur tous les petits batiments orientés nord-sud entre le quai 17 et l'usine à coke. Ses
murs aux cent cinquantes rangées de briques, qui avaient abrité autrefois les
chargements de bois africains fraichement débarqués des grumiers, logaient maintenant bon
gré mal gré les descendants de multiples générations de rats des villes et de chiens errants qui s'étaient
égarés par là en suivant l'unique voie d'accès: l'interminable impasse qui commencait
derrière l'ancienne capitainerie. C'était une rue assez large pour y laisser se
croiser deux camions gavés de planches et de
billots, mais pavées de cubes irréguliers taillés
dans un granit étranger extrait des montagnes de l'ouest.
Sous l'éclairage poussièreux d'ampoules électriques noires de
saleté, un homme titubait lentement, ruminant au gré de ses zig-zags les avenants de la discussion qui
venait de s'achever chez Angelucci's. En admettant que des conversations de bistrots bien arrosées
puissent jamais avoir une fin.
Wyatt Fenwick ne distinguait que les hauts murs de briques qui enfermaient la chaussée, il devinait à grand-peine les pavés cabossés, et sa démarche mal assurée de vieillard assommé par la bière ajoutée au gin ajoutée au whisky trébuchait fréquemment contre les inégalités du sol. A chaque occasion, il grognait le même juron usé par l'habitude, et dans sa voix, les mots roulaient, tanguaient comme des chariots de chêne que l'on aurait lancés au grand trot sur les pavés de l'impasse. Avec un rapide mouvement de la main droite, le seul geste assuré qu'il pût encore effectuer, il tendait le poing contre le sol, menacant de dépaver celui-ci pierre après pierre, même au prix des quelques années qui lui restaient encore à vivre. Des ombres se déplacaient sur les murs ou sur la chaussée, devant lui, ou sur les côtés, ou peut-être bien derrière. Sa propre silhouette tournait autour de lui, portée par la lueur des ampoules encrassées et des tourbillons alcoolisés qui noyaient ses esprits.
Wyatt Fenwick ne distinguait que les hauts murs de briques qui enfermaient la chaussée, il devinait à grand-peine les pavés cabossés, et sa démarche mal assurée de vieillard assommé par la bière ajoutée au gin ajoutée au whisky trébuchait fréquemment contre les inégalités du sol. A chaque occasion, il grognait le même juron usé par l'habitude, et dans sa voix, les mots roulaient, tanguaient comme des chariots de chêne que l'on aurait lancés au grand trot sur les pavés de l'impasse. Avec un rapide mouvement de la main droite, le seul geste assuré qu'il pût encore effectuer, il tendait le poing contre le sol, menacant de dépaver celui-ci pierre après pierre, même au prix des quelques années qui lui restaient encore à vivre. Des ombres se déplacaient sur les murs ou sur la chaussée, devant lui, ou sur les côtés, ou peut-être bien derrière. Sa propre silhouette tournait autour de lui, portée par la lueur des ampoules encrassées et des tourbillons alcoolisés qui noyaient ses esprits.
Son
pardessus de cuir éraillé, devenu bien trop grand pour lui, tombait de l'épaule jusqu'à mi-bras dès qu'il pressait un tantinet le pas. Il
s'arrêtait alors quelques instants, et, tout en remontant son col, explorait plus avant
l'état de la rue, avant de se hasarder à continuer son chemin. De loin, il paraissait avoir perdu bras et
jambes et n'avancer que par le miracle de l'alcool, ou par la simple magie qui hantait les docks, tel
un fantôme cahotant enfoncé dans son suaire
de cuir surdimensionné. Au pays, le grand-père Gareth aurait raconté que c'était la meilleure façon pour un homme de
s'éteindre, doucement, en perdant jour après jour un morceau de chair à l'intérieur
de ses vêtements. La-bas, peut-être... Mais ici,
dans ce port d'un autre continent, le long des murs noircis sous le ciel privé d'étoiles par la faute des lampes à fil à la lueur terne, trop faibles pour songer à les remplacer complètement.
Dans le crane
de Wyatt Fenwick, au lieu de gnomes, de sorcières ou de chevaliers en retard d'une quête, passaient des images confuses de sa soirée:
bouteilles, visages rougeauds et
casquettes de travers, sans oublier les
personnages mi ombres mi corps qui semblaient par moments le suivre ou s'amuser à le narguer depuis
le sommet des murs. S'agissait il de
personnes réelles, présentes ou
passées, ou bien de créations issues d'un cerveau habitué à ressasser des idées à peine formulées, comme du minerai non raffiné ? Le vieil
homme avait trop bu pour croire quoi
que ce fût. Un grand corbeau de nuit, bancal et famélique, voilà ce qu'était Wyatt Fenwick.
Lorsqu'il
entendit derrière lui, tout au bout de l'impasse,
le bruit d'un moteur, Wyatt Fenwick comprit immédiatement que quelqu'un venait lui chercher querelle. Il tenta de rassembler dans sa mémoire
ce qu'il avait pu dire, ou seulement
laisser croire, au cours de la
soirée. Il dût convenir qu'il y avait effectivement eu de
quoi alimenter une de ces rancunes tenaces dont l'origine incertaine tenait à de désobligeantes comparaisons mettant en cause des femmes ou
des poteaux télégraphiques.
Même l'éclairage, en lieu et place de réverbères, provenait de ces bon dieu de lampes perchées à
mi-hauteur des murs, selon l'habitude du pays. Ah vraiment, le coup était bien monté, on avait
exploité toutes les ressources qu'offrait le terrain. Au fond des volutes de son inquiétude, Wyatt
Fenwick sentit percer cette certitude: on voulait qu'il se retourne, affolé, et qu'il regarde le
danger s'approcher face à face, les yeux dans les yeux.. Eh bien d'accord, se dit il, qu'il en soit ainsi. Puisque celà ne
servirait à rien, il ne résisterait
pas. Mais, pendant le temps dont il avait encore la jouissance avant d'être happé par l'automobile, il décida de tenter de l'identifier
à l'aide de son oreille valide. La
connaissance de ses bourreaux pouvait
rendre la situation plus supportable. Il s'agissait au surplus d'une
dernière volonté bien légitime.
Bien qu'à moitié sourd,
et de surcroit émèché, Wyatt Fenwick conservait une manière de sixième sens en réserve, une
oreille absolue en matière de mécanique, comme d'autres lorsqu'il est question de musique. Et ce bruit de moteur, il
l'entendait parfaitement.
A cette distance, les cylindres grondaient
trop clairement au dessus du cliquetis
régulier et violent des culbuteurs
pour annoncer la venue d'une de ces guimbardes
rétives qui s'essoufflaient à travers les allées du port, comme la vieille Dodge de Matt Slemen,avec ses taches de rouille mises à nu par
la pluie et le sel. Non, il fallait
plutôt chercher du côté des nouvelles
Chevrolet achetées la semaine dernière par Moriarty, des engins
massifs, rapides à qui leurs huit cylindres en V donnaient la puissance qu'il avait connue aux poneys roux
du New Forest.
Mais c'est qu'on n'avait rien négligé pour effrayer le
bonhomme! Lancer une Chevrolet flambant neuve de deux cent cinquante chevaux sur une impasse pavée et mal éclairée dans la seule idée
de faire une macabre plaisanterie à un vieil ivrogne comme tant d'autres, quel honneur inespéré!
A cet instant, sa
curiosité faillit l'emporter, il fut sur le point de se retourner, de regarder, d'en
finir avec cette peur
d'autant plus délicieuse qu'il avait été sevré d'émotions fortes depuis des années. Mais, encore distant d'une dizaine de
mètres, l'engin approchait plein phares et il n'aurait pu qu'esquisser un pas de danse dans le faisceau
jaune, ébloui par la lumière. Une poignée de secondes lui restaient pour deviner l'origine de la sonorité
sourde et ronde qui s'élevait de l'échappement. Il distinguait nettement le
sifflement de la
transmission et pouvait imaginer le capot vorace, agressif, les flancs
élargis, le pare-brise fuyant, et jusqu'à l'arrière incliné, légèrement incurvé vers
le haut, qui prolongeait la
ligne noire de la carosserie encore brillante de laque. Un sacré engin, assurément.
Le vieil homme esquissa
un demi-tour avec tout ce qu'il put rassembler de grâce. Ainsi, eût égard aux circonstances,
l'expérience en deviendrait encore plus exhaltante et sa mort imminente serait peut-être un
jour un exemple de
noblesse pour tous. Tournant sur lui même, bras dressés
vers le zénith comme pour prendre son
élan vers le ciel, il eut cette joie ultime de finir droit sur ses jambes mangées de souffrance, le pardessus impeccablement drapé et le regard fort
et direct, face à ses
bourreaux.
Il termina son demi-tour. Déjà, il sentait le pare-chocs briser ses genoux
et son crane heurter la chaleur sourde du capot sous lequel fulminaient les huit cylindres.
Il eut le temps d'accomplir un tour complet, puis, pris dans son
élan, un second. De puissante Chevrolet,
il n'y avait point, pas plus que de Cadillac grand luxe, de
Studebaker ou de simple Oldsmobile. Rien de rien.
Wyatt Fenwick se mit à douter de ses six sens, puis de sa santé mentale, et, pour finir, de son
existence même.
Mais qui allait bien pouvoir écouter son
histoire le lendemain ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire