L'après-midi,
dans le métro. Comme d'ordinaire, je suis monté dans la voiture de queue. Ma
caméra vidéo est bien en évidence sur mon bras gauche. En manière de repérage,
j'ai laissé la rame défiler devant moi. J'en ai examiné le contenu et me suis assuré
des intentions réelles des voyageurs à mon égard. D’une seule main, j'ai noté
précisément leurs réactions sur un morceau de papier quadrillé. Je
revisionnerai les images cette nuit. La transcription de ce contexte ne sera
pas de trop pour effectuer toutes les analyses et comparaisons indispensables y
cherche la constance et la répétition, et pouvoir en tirer des renseignements
fiables sur leur univers étranger…
( je filme des comédiens-malgré-eux.)
Je ne
fais aucun effort pour me dissimuler. Dès que je passe l'oeil au travers de mon
viseur-témoin, les passagers se savent observés. Je vois ces cadres moyens, ils
redressent la tête, s'accrochant à leur stylo plume plaqué argent, ils essayent
d'improviser leur propre rôle, et ces employés aux écritures qui ouvrent leur
serviette, compulsent des feuillets vierges, de retour de la Préfecture. Mais
aucun d'entre eux ne maîtrise son propre personnage. Ils sont empruntés,
gauches, tels des harengs surpris hors de l'eau : des acteurs
professionnels, sans prétention de naturel, y seraient beaucoup plus crédibles.
J'interromps un instant mon tournage., le temps de laisser passer un monsieur
aux cheveux blancs qui vient s'asseoir tranquillement en face de moi. Il doit
bien avoir soixante-dix ans.
( je filme des tickets froissés, des fausses notes, des
chaussures qu'on écrase)
Sur un
strapontin, je cadre un gamin rigolard. Il s'assène des coups de parapluie sur
le crane. Il répète "pan la tête!" "pan la tête!" sans
arrêt, puis "bim boum", "bim boum". Il finit par se
convertir aux "aie, aie, aie", plus sobres. Ces manières enfantines qui paraissent des
cabotinages réglés dans les moindres détails sont l'expression du naturel le plus spontané.
Elles m'interdisent de mettre en scène des enfants. Ce soir, j'effacerai ces images,
une par une.
Seul,
j'ai parcouru des kilomètres de bande magnétique. J’ai enregistré tout ce que j’ai
vu Je n'ai fraternisé avec aucun de ceux
qui occupent le devant ma scène. Je crois que j’ai cherché l'endroit où je
pourrai enfin vivre un jour.
( je continue de filmer. Discrètes, les portes s'ouvrent, se
ferment )
Depuis
cinq minutes , le septuagénaire me fait face. Il semble esquiver sans le
moindre effort la fonction d'objet que lui assigne ma présence, caméra au poing
: il reste rigoureusement immobile. Il craint d'offrir prise -je l’imagine- à
un complot cinématographique, où sa personne servirait de détonateur à de
nombreux crimes crapuleux filmés en noir et blanc. Mais ses yeux sont vides.
Ils fixent le haut de ma cravate rayée. Comme pour en extraire la couleur.
Serait-elle nouée de travers ? Je déteste être observé avec cette intensité. Il
n'a pourtant rien à craindre de ma part. Je n'ai pas l'intention de
l'embobiner. Je n'ai l'intention d'embobiner personne. Je collectionne
simplement des images, sans préjuger de leur contenu. En amassant les multiples
portraits du hasard, je trouverai le plan qui m'offrira d'un coup la clef de
leur monde pourri d'incertitudes.
( je filme les voyageurs qui grognent, les clochards
endormis, les filles coiffées d'un nœud en soie dans leurs cheveux. Des
danseurs de hip-hop verts en perdition
s'écrasent dans les escaliers. Des
chiens d'aveugles égarent leurs maîtres dans les couloirs de République. )
( j'enchaîne les quais pris à l'enfilade, les gros plans de
crânes rasés ou de nez en trompette, les files d'attente filmées à
rebrousse-poil. Et ce vieil homme ?.. Non. Pas lui. Il apparaît de temps à autre, indifférent en bordure du champ de la caméra. Son regard
ne cesse de se promener sur mes chaussures, ma ceinture de cuir. Mes genoux de
pantalon sont en polyvinyle noir. Je ne saisis pas quelle signification
psychanalytique il peut trouver à leur esthétique. S'il avait rendez-vous avec
moi, je m'en souviendrais . )
Les voyageurs s'amusent à abandonner la rame.
Ils nous laissent seuls au milieu de la voiture de queue. Elle se transforme,
un peu à regret, en arène de fortune. Ce vieillard aux yeux sans fond est mon
adversaire. Un double motif de rides figées couvre son visage où aucune haine
n'est lisible. Rien n'accrédite la thèse d'une vengeance individuelle ou
collective. Il ne suggère d'aucune manière que mes acteurs involontaires, ou
des membres de leur famille, se soient enfin décidés à se retourner contre moi.
Le
terminus approche. Le duel est inévitable. Pourtant, considérer le vieil
homme comme un ennemi aux intentions malveillantes serait exagéré, tant il
semble peu concerné par l'issue du combat. Il est simplement là, présent.
Les
derniers passagers s'enfoncent sur le quai. Nous voilà livrés l'un à l'autre...
Advienne que pourra. J'attaque le premier. Autant profiter une fois encore de
l'effet de surprise.
Je braque
la caméra droit dans le regard du vieil homme. Rétine contre objectif. Ses iris
tous ronds sont inertes, mais fermes. Ils narguent mon passé d'imposteur
électronique., expert au maniement du cinéma à la façon d'un amour postiche. Je
reste derrière mon viseur.
Les yeux
clairs ne sont même pas inquisiteurs. Qu'ils cessent de fixer cette caméra! Ils
ne prêtent pas attention aux contractures qui cisaillent soudain mon visage, comme
celui d'un homme ordinaire. Les habitudes qui me tiennent lieu de sang-froid,
cette frénésie de capture d'images, commencent à m'échapper par ses prunelles
désertes, comme aspirées par deux tunnels vides, filmé à jour.
Refuser encore un
instant de céder à l'horreur que m'inspire maintenant toute cette perpétuelle
mise en scène me procure encore la satisfaction du devoir accompli. J'ai joué aux images avec la réalité. La voilà ici,
contrant mes meilleures, mes seules armes avec cet homme, avec sa présence brute,
débarrassée des illusions de la volonté, de la fausse pudeur. Contre lui,
contre eux, pas de cinéma qui tienne.
Les deux
regards sont rivés l'un à l'autre. La sensible faiblesse de l'instrument laisse
présager pour notre lutte une issue empreinte de lassitude.
La caméra
résiste une dernière fois. Puis elle retombe, épuisée, mise en fuite. La rame
stoppe, à n'importe quelle station.
Je descends à pied.
J'abandonne l'appareil de prise de vues comme s’il ne m'avais
jamais appartenu.
Je me rends.
Je quitte l'archipel
isolé des observateurs, je m'incorpore de force à mes anciennes proies du côté
vivant de l'objectif.
A mon tour, j'éprouve
la peur lisible du prochain retour à une existence privée d'artifices.
Je vais jouer mon
rôle. Comme un pantin mis a nu, je vais agiter les mains, remuer la bouche,
sans savoir d'avance ce que diront mes gestes et ma voix. J'aurais tant voulu
regarder jusqu'au bout.
J'espère...
J'espère
que nul ne collera son oeil au viseur d'une caméra oubliée. Je ne veux pas être
filmé dans ce monde approximatif. Je le jure, il ne sera jamais le mien.
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