Six cartouches plein les poches, Fédor revenait du centre ville. Sur son
chemin, il croisa les seuls tramways jaunes de la ligne de Ceinture, rentrant
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vides au dépôt, et, passant devant la loge de la concierge,
que son occupante avait déserté quatre mois auparavant dans un dernier sursaut de lucidité, il
jeta tout de même
un coup d'oeil machinal.
Il était pressé et monta
un peu plus rapidement que coutume dans son deux pièces. L'ampoule nue s'alluma dans la cuisine bleue
pâle. Il ouvrit le tiroir de la table et en tira un objet qui n'aurait pas dû s'y trouver
: un revolver six coups presque neuf, de marque étrangère, qu'il avait récupéré
autrefois dans le sillage d'une armée en retraite. Il retourna plusieurs fois dans ses
mains cette arme inconnue qu'il n'avait encore jamais utilisée. Malgré son ignorance en
matière d'armurerie, il en connaissait le calibre — 45 — car c'était écrit dessus. Il
posa les cartouches
sur la table et regarda les six bijoux de cuivre secs et denses jouer avec la
lumière électrique. Banco.
... je vais cette fois
rectifier le tir...
Faire bonne figure au
chargement de l'arme se révéla plus malaisé que prévu : il dû s'y reprendre à deux fois au moment de glisser les
cartouches dans le barillet. Il lui fallait au moins se délier les doigts de la
main s'il ne voulait pas pousser l'amateurisme jusqu'à risquer de rater sa cible. Il passa
dans la pièce voisine et en ramena le seul objet de valeur qu'il possédât en dehors de
son arme : une
trompette. Il s'empara au passage d'un des bols métallique du nécessaire de camping qui lui
tenait lieu de vaisselle. Il s'humecta les lèvres et commença à improviser. Les pistons
s'enfoncèrent avec vitalité dans le corps de l'instrument. Sur les thèmes classiques d'« Alabama Song » ou de
« Stormy Monday » il poussa tout ce qu'il pu de breaks assassins.
Fédor était l'unique
locataire du petit immeuble oublié à l'écart du faubourg, rue du 12 mars d'on ne sait quelle année. Un
locataire qui avait d'ailleurs perdu l'habitude de payer des loyers que ni quittance ni
huis sier ne venait
plus exiger depuis bien longtemps, maintenant ainsi sa situation financière à son niveau
habituel de fond de bouteille, ce que sa seule retraite de cheminot cantonné au service
des manoeuvres n'aurait pas permis.
Il aboya un « Tuxedo
Junction » adressé à son abscence de voisins. Si la trompette bouchée donnait
sa pleine mesure
dans ses vieilles mains de soliste, le manque d'applaudissements du public n'avait été qu'une mince affaire
d'habitude, le révolver serait encore dans le tiroir, vide.
... je l'ai repéré un
soir comme celui-ci...
Quand le morceau fut
terminé, il reposa l'instrument sur la table et fit jouer les articulations de ses
doigts. Fini pour les exercices. Fédor reprit le revolver. Il était presque prêt, mais, avant de
se mettre en route, il chercha la nuit à travers les vitres de la cuisine, si opaques que même pendant la journée,
l'obscurité semblait y faire une sieste. Il ouvrit les fenêtres. Comme un
berceau d'ivoire ciré, le dernier quartier de lune éclairait une arrière-cour qui lui
sembla bien moins sordide que les autres soirs maintenant qu'il portait une arme à la
main. Parfait : la nuit était effectivement tombée. Les contemplations seraient pour
une autre fois. Il referma les fenêtres et endossa un imperméable. Le revolver disparut
dans sa poche
et Fédor descendit les trois étages en direction de la rue.
Quatre cent mètres et
aucun réverbère ne séparait son domicile de l'avenue qui, vers la gauche, menait à
la ville. C'était
à cet endroit que se terminait chaque soir ses promenades d'après-dîner. Quelques minutes de
station à guetter un signe des rares amis qui demeuraient autrefois le long de
cette même artère, plus à l'intérieur de la cité. Quand il devinait l'appel de l'un d'eux
au loin, il le rejoignait pour passer la soirée à boire ferme. Certains ayant jugé bon de
luiprêter une trompette, il lui était arrivé d'en jouer pour leur compagnie.
Ces derniers temps, rien n'apparaissait plus et il rentrait se coucher de bonne heure pour
s'endormir avec une immense facilité.
... au coin de l'avenue, j'attendais en vain un signe de mes amis...
Parvenu au croisement,
Fédor tourna immédiatemment à droite, de sorte que si quelqu'un lui avait fait signe, il n'aurait pas
pris la peine de le voir. Il marcha, tournant le dos à la ville, puis emprunta une rue
transversale. Grace à l'étude préalable de son itinéraire sur le plan imprimé au verso
du carton publicitaire qu'un
démarcheur étrangement zélé était allé poster
jusque chez lui, il savait qu'il ne pouvait plus se perdre : maintenant, c'était tout
droit.
... je m'étais reconnu
immédiatement...
Très occupé à éviter les
déchets qui trairaient par terre çà et là, il vit trop tard la femme adossée à un mur. La température nocturne
était tombée jusqu'au givre, mais elle ne portait qu'un gilet de toile et une jupe serrée sans un centimètre de
jeu superflu. La couleur violette de ses chaussures de daim ne lui allait pas du tout. Fédor passa à sa hauteur,
et ne lui découvrit un air de prostituée que lorsqu'elle le hêla.
— Vingt billets pour une petite scéance ordinaire, debout. Ça irait ?
Il fit d'abord mine de ne
pas avoir entendu. Puis, à la réflexion, puisque la fille ne figurait pas sur son plan, la logique
personnelle de Fédor lui dicta que cette présence imprévue était forcément
destinée à le prévenir. Savoir de quoi pouvait s'avérer utile. Elle lui passa la main sur le ventre. Qui
sait ? Peut-être éprouverait-il en compagnie des femmes des sensations vraiment différentes le lendemain, si
jamais il avait la chance de pouvoir recommencer. Vingt billets ? Pour qui pouvait
conserver dans
la chair la trace d'une existence en passe de se transformer, la somme était modique ; il
saisit l'occasion.
Il garda son imperméable
et, serrant la jeune femme contre le béton du mur, il lui fit ressentir le plus fort possible le contact de
l'arme au travers du vêtement. Elle ne protesta pas et, quand il en eût fini, elle hocha à la fois la tête et les
épaules, de sorte qu'il ne distingua pas si elle lui signifiait son encouragement ou son mépris : il n'avait pas
eu recours à ces dames depuis belle lurette. Il se rajusta, un brin dépité, et paya rubis sur l'ongle. La
fille essaya bien de lui soutirer la promesse de revenir, contre un petit
rabais, mais il poursuivit son chemin sans rien dire, le regard perplexe de la prostituée accroché à
son dos.
... d'instinct, je l'ai
suivi...
Dix heures vingt
cliquetaient à sa montre quand il repéra ce qu'il cherchait. Une enseigne lumineuse
clignotant les
mérites verts et nettoyants d'un liquide ménager dernier cri. Sous le néon, Fédor lu une
porte et le numéro 365. Il leva les yeux sur l'immeuble. Du linge de maison en retard
s'égouttait depuis le quatrième étage. Bien qu'aussi perdu que celui où il
résidait, ce quartier, était bien mieux conservé. Des carrés lumineux arrogants découpaient une
façade sur laquelle, avec un peu d'attention, on pouvait apercevoir les traces des anciens ravalements.
L'absence çà et là de reflets sous la lune montrait que certains carreaux cassés
avaient au moinsété remplacés par des rectangles de carton. Et si, à ces miettes de
standing près, le bâtiment vétuste aux pierres écaillées était analogue à celui dont
il avait l'usufruit des deux dernières pièces dans une autre banlieud, ces différences
avaient toutes leur importance. Pour lui, en un sens, elles étaient l'Importance.
Toute entière.
... quatre jours à travers la ville, comme Caïn son Abel...
Fédor jeta un coup d'oeil
derrière lui dans la rue. Des bidons de pétrole vides abandonnés sur le trottoir coupaient la vue en de
nombreux endroits, mais, apparemment, personne ne l'avait suivi. Rien à l'horizon.
Même la prostituée
avait disparu. Bon. De toutes manières, lui, et lui seul, était armé.
... assez pour me
convaincre...
Il poussa la porte du
bas. La serrure était coincée en position ouverte. Passant en revue les marches de
bois poli, il
s'engagea dans l'escalier qu'éclairait une lucarne posée sous la lune. Il
trébucha plus d'une fois mais réussit à conserver son équilibre et parvint au
sixième étage sans se faire autrement remarquer. Il prit le temps de reprendre son souffle et
en profita pour inspecter alentour. Une seule porte peinte en vert, débouchait abruptement sur le
palier. Aux bruits de pas des voisins, tombant depuis les étages supérieurs, se mêlaient leurs
conversations
quotidiennes, insupportablements vivantes, que hâchait l'épaisseur des murs et
des plafonds. Derrière la porte, invisible, un homme se déplaçait. Fédor entendit le son mat,
caractéristique de la vaisselle de faïence, qui le suivait d'une pièce à l'autre. De
la faïence. Et même si tasses et assiettes avaient été achetées d'occasion, même si la
décoration manquait, c'était autrement plus luxueux que la quincaillerie d'aluminium extra-maigre dont il devait se
contenter. Et à son sens, cette inégalité aurait justifié à elle seule sa présence
ici, ainsi que celle de l'arme, dans sa poche.
Il sonna, et gardant
l'index appuyé sur le bouton jusqu'à ce qu'on eût ouvert. Au contre-jour de la lumière électrique, se découpa
d'abord une silhouette familière. Mêmes épaules plates, même tête ronde saupoudrée de cheveux courts, mêmes
jambes aussi arquées que celles d'un cavalier : un
Fédor bis, mais en un peu plus riche, en un
peu moins seul. Le revolver était pour lui.
... que cet homme là me ressemblait vraiment trop pour que je laisse le sort le gratifier d'un seul avantage...
Sa vue à peine
accoutumée à la lumière, il empoigna le revolver des deux mains, puis fixa l'oeil morne
du canon sur la
poitrine de l'homme qui marmonnait encore quelque chose à propos de nuit et de dérangement, comme Fédor lui
même l'eut fait dans de telles circonstances.
Il ferma les yeux et péniblement, débita :
— Vous auriez pu au moins essayer de m'aider.
Et, de six pressions
incisives de l'index, il vida le barillet sur la silhouette sombre qui n'avait rien à
dire. Avant que la première question morale ait eu le loisir de se poser, le vin était déjà
tiré. Le dernier coup une fois parti, le corps avait fini sa descente vers le plancher délavé du vestibule dont
les jointures crissèrent longuement sous son poids. Fédor examina le revolver
tiède. Il ne se sentait ni soulagé ni coupable, mais seulement étonné par sa prope
détermination. Boum, boum, boum, boum, boum, boum. Et, sans un mot plus haut que l'autre, on se
retrouvait APRES. Facile. Il avait vraiment été stupide de ne pas s'être décidé beaucoup
plus tôt. Si
facile. Ainsi qu'il l'avait prévu, il réussit même à sortir de là sans regarder
le cadavre.
La jeune femme attendait
déjà sur le palier. Elle l'observait en silence, tirant sur un cigarette dont l'odeur commençait à étouffer
celle de la poudre brûlée. Il reconnu la prostituée, réalisa qu'il n'était plus seul dans le couri.
— Que faites-vous ici ? Vous m'avez suivi...
Ne sachant que dire d'autre, il grimaça et passa
dans l'autre main
le revolver de métal lourd.
— Curiosité,
répliqua-t-elle. je sais reconnaître un revolver quand j'en sens un, et le vôtre m'a fait
assez de mal.
Elle retroussa le gilet de 10 cm, là où il y avait
son ventre,
qu'elle prit à témoin.
—
Regardez-moi ce bleu !
Elle se rajusta, aspira
un autre nuage de fumée. Elle ne semblait pas plus effrayée par l'arme qui pendait maintenant au bras de
Fédor que lorsque celle-ci était cachée au fond de l'imperméable. Fédor recula d'un
pas. Que faire
d'elle ? Elle examina son visage.
—
Evidemment. Quand on vous voit de face, tous les deux, on comprend tout.
Je m'en doutais un peu. J'ai même pensé un moment que vous étiez son frère jumeau. Une histoire
d'héritage, ou quelque chose dans le genre.
— Non, murmura Fédor.
Rien qu'une trop forte ressemblance.
Elle ajouta, en désignant
le cadavre étendu que Fédor n'avait pas vu :
—
Il vous ressemble encore plus maintenant qu'il est
mort. Vous ne trouvez pas ?
Rien que de
logique : justice était rétablie. Egalité parfaite. Rien à rien. La mort de ce
type n'avait pas d'importance ; Fédor, lui, restait en vie, pour deux. Mais cette façon de le lui faire
remarquer sonnait comme un avertissement.
... n'était-ce
pas déjà trop tard...
De tout en haut, une
cavalcade déboula, encore lointaine. Plus bas, mais toujours au-dessus de Fédor, une autre démarche, pesante
celle-ci, cognait contre les marches avec lenteur.
— Les voisins du dessus qui rappliquent, dit-elle.
Vous auriez du
utiliser un silencieux.
Un silencieux ? Encore
eut-il fallu pouvoir s'en procurer un dans ces banlieues désarmées. A l'inverse, personne ne montait des
étages inférieurs pour lui couper la retraite. La fille écrasa sa cigarette du talon,
fit demi-tour en lui envoyant de la main un adieu et elle commença à redescendre
l'escalier sans se presser.
Il passa les quelques
secondes qui lui restaient à réfléchir. Pour un rescapé volontaire, il ne se sentait
pas bonne mine. Il
ne reconnaissait pas à cette fille la liberté de croire que ce meurtre ne
finirait pas, tôt ou tard, par porter ses fruits de justice et de soulagement:
Dommage. Elle n'était pas
le genre de témoin qu'il avait cru laisser derrière lui. Trop critique. Il lui restait l'imbécile nécessité de
l'effacer aussi de ses lendemains. Dès qu'il l'atteint dans sa ligne de mire, il pressa
la détente.
Le revolver n'était pas
rechargé ; et il n'avait plus de cartouches.
Il bouscula la fille
contre la rambarde, enjamba la descente des marches quatre à quatre et surgit dans la
rue vide au milieu
des bidons renversés. L'APRES se présentait presque aussi mal que L'AVANT.
...n'étais-je pas déjà
comme mort AVANT ?
C'est en rentrant chez lui à pied, sans rencontrer âme
qui vive, qu'il commença à se convaincre qu'il retrouverait cette femme blonde. Pour lui faire
avouer, coûte que coûte, qu'il avait eu raison de tirer par six fois
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