J'ai hérité de mes
jeunesses successives ce penchant avoué pour le luxe et les paysages accidentés
recouverts de forêts sombres, pleines de vie.
Tout au
long de ma vie de voyageur, ce goût ne m'a jamais fait défaut.
Depuis
que je fréquente ce siècle, dans cette province de vin blanc et de montagnes,
tous les loisirs que me laissent une fortune à jamais respectable sont
consacrés à la conduite de ma Ferrari Daytona bleu foncé, sur le trajet
nocturne Grenoble-Veynes. Bien entendu, je passe par la N75, et le col de la
Croix Haute.
(j'ai muri, vous savez, et il y a bien longtemps que ce
genre de connotation religieuse ne m'indispose plus.)
Comme
l'immense majorité des habitants de ce continent, vous ne me connaissez pas
personnellement, mais vous avez entendu parler de moi. Entre autres
personnages, je suis ce soir l'étranger recherché par les groupes constitués de
motards aux dents longues. Ce samedi vers minuit et plus tard, ils se sont
encore donné rendez-vous dans les virages en épingles à cheveux, sous le
calcaire des cimes blanchi par la lune, pour un concours de brillant et d'éclat
opposant leurs réservoirs pleins.
On
raconte de bien étranges récits, je le sais, sur ces gangs surgissant aux
flancs des montagnes comme des générations spontanées de marmottes agressives.
On dit qu'on ne peut les rencontrer que sur cette route, à l'exclusion de toute
autre. On prétend qu'on ne les voit jamais dans les villes alentour, on affirme
qu'ils n'ont pas d'autre domicile connu que leurs mécaniques aux jambes
vulcanisées de caoutchouc.
Quels
superbes rivaux ce seraient pour moi et mon coupé bleu-nuit.
A moi
tout seul, je traverse Grenoble au nez et à la barbe de deux clochards.
Hébétés, ils suivent des yeux le bolide, mon bolide, disparaissant au coin de
leur rue. Il est quatre heures du matin. Je passe vite hors d'ici. Je me sens
beaucoup trop âgé pour apprécier le séjour dans cette ville-champignon dont
j'ai vu grandir bien des soeurs jumelles à travers mon univers sans date.
En
sortant de la banlieue, la Ferrari pointe son nez vers la montagne.
A
Pont-de-Claix, un glacis de lumières chimiques saupoudre les usines empanachées
de fumés, de vapeurs. Cent quarante à l'heure, et, là non plus, inutile de
s'attarder.
Vif.
Nous approchons. Les sommets de la montagne de Lans, voilà déjà la grande
communauté des hauteurs. Elle accueille en son sein l'automobile, qui apporte
les messages glanés dans la plaine, les collines, le long des rivières, en bas.
J'aime
ce paysage. Il m'a accepté, il ignore mon étrange mission: je reste comme le
lien occulte, la maille sombre qui, malgré la force centrifuge, continuent à
réveiller dans chacune de ces provinces amnésiques leur héritage commun, la
nuit des temps.
Dans la trouée jaune des phares dansent des hêtres, des
sapins, des ravins emplis de pierres, des yeux de chats, des hérissons, des
échappées noires de ciel, des amas d'étoiles, une pleine lune, apparaissant et
disparaissant au hasard des virages et des kilomètres. La voie est libre, la
circulation inexistante, la route récemment retracée. Personne encore dans le
rétroviseur.
Si.
Deux lacets en arrière, trois phares, ils montent dans le même sens que la
Ferrari. Voila les motos. Les faisceaux lumineux grossissent à vue d'oeil.
Trois hommes, oui. L'un d'eux me semble porter une combinaison de couleur
jaune. Ou orange. Jaune ou orange sang. J'espère qu'ils vont me rattraper.
L'instinct du traqueur coule dans leur sang jaune, orange, et ils voudraient
bien m'expulser moi aussi de cette route.
L'entrée
du village de Monestier-de-Clermont. La route est d'origine, compacte, elle
trace des virages plus serrés. Je ralentis. Prudence. Une vingtaine de mètres,
tout au plus, me sépare de mon escorte motocycliste. J'ai déjà ma petite idée
au sujet de l'identité de ces enragés du guidon. Je longe la rue principale à
l'allure autorisée. Cinquante. Les trois hommes se portent en un instant record
à ma hauteur. J'ai vu juste: l'un des blousons de cuir est d'une étrange
couleur omelette. Omelette au sang. Les deux autres bleu foncé et brun. Dans le
dos, des paillettes argentées formant un pendu stylisé. Rien qui puisse me
surprendre. Sur les réservoirs, LES SUCEURS D'ESSENCE, en caractères cursifs.
Des vampires très modernes, malgré leurs casques semi-ouverts facon années
mille-neuf-cent-cinquante.
Je
m'efforce de maintenir la trajectoire idéale dans les virages tout en observant
les mécaniques. Deux quatre cylindres, une trois pattes. Des motos préparées à
base de blocs moteurs japonais poussés à bout, et le trois cylindres italien
aux ailettes de refroidissement bouillantes de peinture noire. Un modèle devenu
rare de nos jours. Voilà qui promet. Ces garcons sont bien plus cosmopolites
qu'ils ne le croient, mais je suis sûr qu'ils ont tout oublié. De leur passé.
De notre passé. Je peux l'affirmer, moi qui viens d'ailleurs, de pays multiples
et concurrents aux routes encore moins sûres que celle-ci.
Légère
accélération. Retranchés derrière leurs visières, les voilà qui inspectent
l'intérieur de la voiture. Un affrontement de piédestaux métalliques se
dessine.
A la
sortie du village, j'appuie lentement sur l'accélérateur. Quatre vingt dix.
Cent. Je conduis dans un espace constitué non de kilomètres, mais de fractions
de secondes mises bout à bout. L'homme en jaune, au niveau de mon rétroviseur,
relève sa visière. Ses yeux sont rouges, blêmes les canines supérieures qui
dépassent de ses lèvres sur cinq centimètres. Il s'approche du bouchon de
réservoir et se penche pour l'arracher. Je donne un coup de volant à droite et
la voiture effectue un écart en frôlant l'accotement. Rétrograder, une grande
pression sur l'accélérateur. Cent vingt. Les motards s'écartent, leur visière
relevée dévoilant leurs dents à l'attaque. Je me méfie de ces jeunes loups-là.
Il n'ont plus à trainer le poids d'une quelconque conscience, leurs mécaniques
spéciales permettent des accélérations que n'a pas la Ferrari, et la route se
tord beaucoup trop pour les distancer en vitesse pure.
Ils
sont revenus au contact. J'enchaine les virages au bord de la rupture afin de
les obliger à employer tous leurs moyens au délicat pilotage de leurs engins
dans des courbes prises à la limite de l'angle. Je plonge à la corde sans
appréhension. La nuit, l'arrivé d'un véhicule en sens contraire s'annonce
longtemps à l'avance par la lueur de ses phares.
Je me
concentre pour garder en permanence les quatre roues accrochées au bitume. Le
pilotage de la Daytona exige davantage de poigne que celui des Ferrari de
modèles plus récents, en comparaison plus légers et moins hauts. Je ne peux pas
l'oublier. Plus on remonte dans le temps, plus le simple fait de survivre
contre l'enfer des autres nécessite d'apprentissage et de maitrise de soi.
Derrière
moi, les motos tanguent d'un bord sur l'autre, courbe après courbe, sans perdre
le contact. Le prochain village, Clelles, se rapproche, les lacets se
resserrent, et leur manque relatif d'adhérence les empêche de rouler plus
rapidement que moi. Dans ces virages à répétition, quatre roues valent mieux
que deux, et ce, tant que la voiture reste sur la route. Mais si, dans le
village, ils reviennent sur moi, gare à la vidange...
Au bout
d'une portion de ligne droite abrégée par la vitesse se dessinent les premières
habitations endormies. Les trois bolides talonnent mon coupé. Je me suis déjà
plus d'une fois trouvé en pleine bagarre sur le bitume, et avoir peur au volant
d'une Daytona, disons que çà ne fait pas partie du code de la route. J'en ai
bien conscience: si un étranger comme moi passe au travers de toutes les frontières,
c'est que j'appartiens à cette élite à qui le luxe, valeur universellement
partagée, permet en dernier ressort de surmonter bien des préjugés. Ma chance
se mesure au nombre des cylindres sous le capot de la Ferrari. Douze cylindres,
à la force desquels l'automobile s'arrache en puissance.
Les prémices de l'attaque finale se devinent sur les muscles
des machoires et aux commissures des lèvres de ces vampires new-look aux dents
apparentes. Le moment est venu de faire jouer l'adhérence à fond.
Léger ralentissement,
les motos dépassent l'automobile, dix mètres devant le capot. Elles
portent des répliques déplacées de
plaques d'immatriculation transsylvaniennes. Bande de petits frimeurs
nationalistes. J'enfonce la pédale de freins en donnant un coup de volant à
droite et la Daytona s'embarque dans un dérapage contrôlé à l'équerre. Le coupé
se met en travers de la chaussée. Sur le côté droit, comme prévu, une route
secondaire escalade la montagne. Première. Seconde. La Ferrari s'engouffre dans
l'étroit couloir.
Pris de
court par ma manoeuvre, les motards se voient contraints de faire demi-tour. Le
manque d'expérience de ces jeunots sans mémoire leur à fait perdre l'initiative
des opérations. Je ralentis. J'éteins les feux. La clarté des étoiles laisse deviner
le tracé tourmenté de la route. Dans le prolongement d'un virage, un sentier
empierré s'enfonce à travers les sapins. La voiture stoppe, y pénètre en marche
arrière. Des faiceaux lumineux réapparaissent, car les revoilà.
Ils
roulent à vive allure, ils imaginent certainement leur proie, elle est sur le
point de leur échapper. Au moment précis où le trio vient s'encadrer dans la
trouée du chemin, la Ferrari, bleu-nuit sur fond sombre, pointe son nez hors du
bois. Et, d'un coup d'ongle, je met pleins phares.
Le
premier motard freine trop tard. Inclinée par sa prise de virage, sa monture se
couche sur sa roue avant, glisse, glisse, glisse, jusqu'à heurter un sapin. Lui
finit sa course, sonné, dans un tas de gravier déposé en prévision de l'hiver.
De l'essence se répand sur les pierres.
L'homme
en jaune a redressé sa machine. Aveuglé par la lumière intense que je projette
depuis les origines, il longe sans le voir le talus sur la gauche de la route.
Je sais qu'il va l'accrocher. Et la roue antérieure décolle, la moto se cabre
une fraction de seconde, éjecte son conducteur face dans l'herbe puis retombe,
fourche zèbrée, démolie.
Dans un
dérapage à briser ses pneumatiques, le troisième suceur réussit à s'arrêter.
Son moteur italien a calé, et il tente de le redémarrer en le bourrant de coups
de kick. Peine perdue: les bougies sont noyées.
Evitant
la trois-cylindres engluée dans son sang, comme par une sorte de revanche de
l'essence, j'accélère, extrayant définitivement la Ferrari du chemin de
pierres. Je redescend à tombeau ouvert en direction de la Nationale qui remonte
sur Saint Maurice, Lus, franchit la Croix-Haute, et, pour finir, rejoint les
Hautes-Alpes.
J'ai
retrouvé la grand-route, je prend droit au sud. Et je ris, embrassant
joyeusement le volant, un rire qui déborde sur mon visage pale, sur mes épaules
étriquées, sur mes bras glabres, résonnant dans l'habitacle, gagnant le capot,
le moteur et les pneus de mon bolide sombre. Les vampires d'aujourd'hui ne
tiennent pas le choc du temps qui court, leur haine de ceux qui ne font que
passer leur colle aux roues et à l'intérieur du casque. En restant l'émigrant
emblématique que j'ai toujours été, je gagnerai encore.
Je ris,
j'en oublie de jouir du spectacle. A l'Est, le Mont Aiguille se dresse. Pointu
comme les canines qui peuplent ma bouche. Ma bouche à moi, Comte Vlad Drakul,
le voyageur nocturne et traditionnel. Le suceur de sang.
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